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pu lui dire dès lors, en lui montrant cette humanité, déjà décidée à faire usage de ses propres moyens, et à ne compter qu'avec elle-même :

N'allez pas dans ses bras irriter la victoire.

La théocratie, en un mot, se croyait, et on la croyait encore toute puissante, que déjà tout lui échappait. Entre la naissance de Voltaire, en 1694, et la mort de Bossuet, dix années plus tard,

Un grand destin commence, un grand destin s'achève. L'empire de la religion théocratique a cessé pour jamais, sinon dans les faits, du moins dans l'opinion. Qu'est-ce qui lui succède? l'impiété sans doute; car l'esprit humain n'a point de demi-vengeance, ni de réaction modique. Mais, sans refuser à ce fait cette juste et terrible qualification, disons qu'il a pourtant une autre face. La religion théocratique, autant qu'il était en elle, niait l'homme, que l'Évangile, au contraire, affirmait hautement et en plein: l'homme s'affirme lui-même, il ne devait pas tarder à s'adorer. Quelque sévèrement qu'on juge le dix-huitième siècle, le fait qui le caractérise est l'avénement, au sein de l'histoire moderne, de l'élément purement humain. Que disions-nous de Bossuet? qu'en lui la qualité de prêtre avait restreint celle d'homme, cette qualité universelle, dont Pascal faisait tant de cas, et qui, vers la fin du dix-septième siècle, brille avec tant de douceur et de pureté dans la personne d'un autre évêque, disciple de Bossuet, l'auteur du Télémaque. Eh bien! Fénelon a légué cette idée au dix-huitième siècle, peu

digne peut-être de la relever, mais qui la relève. Le dix-huitième siècle l'entrelace à l'incrédulité; car, après un intervalle de cent années, Montaigne et Charron reparaissent, mais ardents, colères et envenimés. Toutefois le dix-huitième siècle est bien le siècle de l'humanité, comme le dix-septième fut celui du catholicisme. L'homme se prend à chercher sa loi dans la nature des choses et dans sa nature même (mal observée sans doute, car la lampe divine manquait). La révolution est complète et rapide. Les livres en font foi. La tombe de Bossuet fait la limite entre deux littératures, deux opinions publiques, deux philosophies. D'un côté le Discours sur l'Histoire universelle, de l'autre l'Essai sur les mœurs; d'un côté la Politique de l'Écriture sainte, de l'autre l'Esprit des lois; là le Traité de la connaissance de Dieu et de soimême, ici le livre d'Helvétius. Chacun de ces livres appartient à son époque et la représente. Ajoutons que Voltaire au milieu des philosophes, comme Bossuet au milieu des docteurs, affecte ce juste-milieu qui constitue, en catholicisme, le caractère et l'autorité de Bossuet. Le déisme de Voltaire est celui du sens commun, plutôt que du cœur, mais enfin il est déiste parmi les athées. Violent en religion, mais seulement pour détruire, il est modéré en politique, et, dans cette sphère, il se borne à réclamer des usages raisonnables et des lois humaines. Mais ici diffère la destinée de ces deux hommes célèbres: Bossuet devait aboutir à être nié, Voltaire devait être dépassé. La régence dansa sur les cendres du grand évêque; celles

de l'auteur de la Henriade, moins patriote peut-être que Bossuet, mais non moins monarchique, subirent en 1792 une translation solennelle dans le Panthéon républicain.

En fait d'autorité, qui des deux en eut davantage? « Il fut, dit Bossuet en parlant de Cromwell, il fut <«< donné à celui-ci de tromper les peuples et de pré« valoir contre les rois (1). » Ces mots, transportés à Voltaire, se trouvent justes, si ce n'est que Voltaire trompa jusqu'aux rois. Bossuet régna sans doute, et son règne ne fut pas contesté; mais il dut consacrer son autorité par la dignité de la vie et des mœurs, dont le siècle suivant dispensa son prophète; car une faction n'impose pas à son chef les mêmes observances morales qu'une Église à son conducteur. Bossuet eut des disciples respectueux, Voltaire des partisans dévoués; Bossuet s'associa des collaborateurs, Voltaire des agents et presque des complices: l'un gouvernait, l'autre conspira. Il peut sembler au premier coup d'œil que l'un fut populaire, et non l'autre; mais à voir les choses de près, Bossuet eut toute la popularité dont un écrivain sérieux pouvait jouir au dix-septième siècle, et en réalité la seule qu'il pût avoir. La grande différence, c'est qu'il eut un public et que Voltaire eut un peuple. Ce peuple, Voltaire le créa, ou plutôt ses écrits l'évoquèrent. L'enseignement de Bossuet ne pouvait atteindre si loin, si bas que les sarcasmes de Voltaire; et puis, à certaines époques, la négation est plus largement populaire (1) BOSSUET, Oraison funèbre de Henriette de France.

que l'affirmation ne peut l'être. Le peuple, au quinzième et au seizième siècles, avait eu sa place au banquet de la littérature; Voltaire l'y fit asseoir de nouveau; seulement ce ne fut pas, ainsi que s'exprime l'Écriture, « un banquet de choses purifiées (1). » Tous deux moururent en pleine possession de leur renommée, mais l'un gravement, saintement, comme il convient à l'homme de mourir; l'autre à la hâte et violemment, s'il est permis de parler ainsi; l'un au milieu de la vénération universelle, l'autre parmi les explosions bruyantes d'un enthousiasme auquel certainement le respect ne se mêlait pas; au défenseur du culte national, soixante-dix-sept années furent accordées pour élever à ce culte des monuments immortels; à l'autre, quatre-vingt-quatre années pour effacer de l'esprit des peuples ce qui, soit vrai, soit faux, n'y avait été gravé que par la main du préjugé.

En dépit, toutefois, de sa vaste popularité, Voltaire, comme écrivain, n'est pas plus assuré de l'avenir que Bossuet. A certains égards, il a plus vieilli que son imposant rival. Beaucoup de choses resteront de Voltaire, beaucoup aussi de Bossuet. Non-seulement la rare perfection du style et l'inimitable éloquence feront vivre à jamais, et d'une vie réelle, énergique, un grand nombre des écrits de l'illustre évêque; mais la substance, non moins que la forme, en immortalisera plusieurs. La vérité est immortelle, et ce qui est vrai chez Bossuet, ce qui répond avec tant de force aux {1) Ésaïe, XXV, 6.

plus profonds besoins de l'âme, à ses vœux les plus intimes, est si précieux en soi-même, et revêtu chez Bossuet d'une si incomparable beauté, que les hommes cultivés de tous les temps se répéteront incessamment de si magnifiques paroles et en feront éternellement leurs délices. Personne n'eut jamais autant d'esprit ni plus de bon sens que Voltaire : l'avenir s'en souviendra; mais « après l'Écriture, qui a été inspirée par

l'Esprit-Saint, il n'y a rien de si grand que Bos« suet. » L'écrivain dont on a pu parler ainsi vivra à jamais, par ses écrits, dans la mémoire et dans la pensée des hommes.

Nous avons vu que l'Académie française fut fondée au dix-septième siècle par Richelieu, dans le dessein à la fois ambitieux et frivole de perfectionner et de dominer le langage. Sous ce rapport elle n'exerça, au temps de sa fondation, qu'une influence fort innocente. Mais bientôt elle devint un moyen d'émulation entre les littérateurs; elle fut une sorte de prytanée; et surtout elle servit de point de contact entre les grands seigneurs et les hommes de lettres; elle leur enseigna à fraterniser. Les premiers y parurent d'abord dans l'intention d'honorer les seconds; mais ils finirent par trouver qu'en s'y rendant ils s'honoraient eux-mêmes. Entre toutes les dignités terrestres l'esprit est la première. Les hommes de lettres le sentirent et en profitèrent; mais à leur tour ils le subirent, en pliant sous l'ascendant d'une forte individualité.

Au dix-septième siècle nous voyons s'étendre l'in

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