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faire sa part à la synthèse. En dehors de la synthèse, on ne philosophe que pour détruire.

Le sensualisme enfin. On est d'autant plus philosophe qu'on est plus sensualiste, qu'on répudie plus complétement les doctrines des penseurs de l'époque précédente. Le dix-huitième siècle a eu sa pédanterie philosophique, laquelle dégradait l'homme et prétendait le ramener au jeu d'une machine. Cette pédanterie, chose étrange, réussit à échauffer les imaginations; on se figura s'élever par ce qui abaisse : le mépris de toute spiritualité, et même l'affranchissement de toute règle des mœurs.

Ajoutons à ces caractères le goût croissant des sciences positives, et surtout des sciences naturelles. Sans doute ces sciences peuvent être cultivées dans une époque spiritualiste; mais toutefois il existe un rapport entre les tendances matérialistes du dix-huitième siècle et le goût des sciences naturelles, l'esprit d'analyse, l'exercice d'observation qui commence à dominer. On observe mieux; la méthode de Bacon accélère le développement des connaissances. L'observation nous sort de nous-mêmes; elle nous met aux prises avec l'élément objectif: la spéculation est proprement l'idée travaillant sur elle-même. Pour être bon philosophe, il faut savoir observer et spéculer. Moins tourné vers l'observation, le dix-septième siècle obtint dans la spéculation un rang éminent. Au dixhuitième, ce fut le contraire.

Autre caractère : la littérature devient utilitaire. Durant le cours du dix-septième siècle, nous avons vu

la littérature d'action rester pratique franchement et sans arrière-pensée, et la perfection littéraire de sa forme lui venir seulement de la beauté des éminents génies qui la cultivèrent. De son côté, la littérature esthétique conserva sa nature sans mélange. Mais au dix-huitième siècle, les deux branches se confondent, il n'y a plus de littérature purement littéraire, la poésie même se préoccupe du point de vue pratique, et cherche à agir dans le sens de l'utilité extérieure. C'est la tendance qui a gâté tant de choses dans les écrits de Voltaire, qui a fait souvent de ses tragédies de vrais sermons sur des textes. Il prêche la tolérance, qui méritait sans doute d'être prêchée, mais qui aurait pu l'être ailleurs: En revanche, la science devient littéraire et mondaine. Il n'est pas besoin de citer le livre coquet de Fontenelle sur la Pluralité des mondes. Buffon lui-même est un naturaliste littéraire.

Encore un trait la littérature du dix-huitième siècle n'est plus exclusivement française. Sous Louis XIV, on n'ignorait, il est vrai, ni l'Italie ni l'Espagne; mais ces deux littératures ne fournirent à la France que des nuances: l'Espagne donna la pompe, l'Italie le jeu d'esprit. C'étaient des taches dont on se débarrassa bientôt. Rien de plus français dans son ensemble que la littérature du dix-septième siècle. Plus tard, ce caractère change. On se tourne vers le Nord; au commencement du siècle, c'est l'Angleterre; l'Allemagne n'arrive qu'à la fin, et encore son influence demeure faible. L'Angleterre fournit davantage. Voltaire est le premier à la révéler. Il profite de Shakspeare, il

familiarise avec Newton; Milton est traduit par Louis Racine. Mais ce sont moins des formes qu'on emprunte que des idées dont on va faire provision; l'influence anglaise est plus philosophique que littéraire. En général cependant, il n'y a pas balance dans ce commerce entre l'Europe et la France; celle-ci donne plus qu'elle ne reçoit. Elle se dédommage par la pensée de ce qu'elle perd sous le rapport de la conquête, et si ses armées comptent plus de revers que de succès, l'Europe du dix-huitième siècle subit le joug de l'esprit français bien plus que celle du dix-septième n'avait subi l'ascendant des armes françaises.

La république des lettres, ou la société des gens de lettres, s'est accrue depuis le dix-septième siècle. Le nombre des écrivains du second ordre s'est fort multiplié. Il existe sans doute encore de grandes fortunes littéraires, mais il y a beaucoup plus de fortunes aisées. C'est le temps de la médiocrité dorée, au sens propre comme en métaphore; l'aisance pécuniaire, plus généralement répandue, marche du même pas que les degrés de talent des auteurs du second et du troisième rang. La culture est plus universelle, on se sent au lendemain d'une grande époque.

Cette masse d'écrivains a plus de rapports personnels avec le monde et les affaires. Ceux du dix-septième siècle se mêlaient beaucoup moins au monde qu'ils ne se groupaient autour du roi. Maintenant la cour n'est plus le centre des regards et des ambitions; c'est du public qu'on recherche le suffrage. Ce public contient en soi des points plus élevés, des sphères plus

éminentes, vers lesquelles se portent de préférence les esprits.

Les femmes jouent un rôle particulier dans cette société des lettres. Dans le plein éclat du règne de Louis XIV, on vit sans doute Madame de Sévigné, Madame de La Fayette, Madame Deshoulières en relation avec les beaux esprits; mais ces relations n'avaient rien d'assez suivi pour prendre le caractère d'un fait général. Après l'hôtel de Rambouillet, qui appartient à une époque un peu antérieure, les femmes n'osèrent pas se mettre à la tête d'une société lettrée; elles virent disparaître la présidence qu'un moment leur avait accordée. Au dix-huitième siècle, ce rôle recommence, et les salons des femmes deviennent le quartier général des écrivains,

Sous Louis XIV, on n'aperçoit, parmi les gens de lettres, rien qui ressemble à une confédération, une ligue, un parti même. Les guerres théologiques vont leur train; mais les littérateurs ne diffèrent que sur des questions d'esthétique et de goût. C'était la seule guerre civile permise dans la seconde moitié du dix-septième siècle. D'une part se rangeaient les génies de l'époque, ayant à leur tête Boileau, le grand justicier du Parnasse; de l'autre, la bande des écrivains secondaires seule satisfaction que pût s'accorder la turbulente inquiétude de ce peuple si vif qui s'était donné un dernier plaisir dans les querelles de la Fronde.

Au dix-huitième siècle, il existe sans doute des querelles littéraires, mais leur bruit se perd dans l'intérêt des questions sociales et philosophiques. Le parti le

plus nombreux se décore du nom de philosophe; il a une organisation, une discipline, un plan de campagne; en un mot, il est une faction qui veut le renversement de ce qui existe. En religion, en philosophie, en certaines parties de la politique, il représente la négation de l'ordre actuel. Il a trouvé un chef: Voltaire. L'éminence du talent, l'étonnante variété des aptitudes, l'activité de l'esprit, l'audace de la volonté, l'absence même, tout contribue à faire prévaloir l'ascendant de ce dernier. Le ressentiment de l'exil, la conscience de la disgrâce aiguisèrent une opposition qu'eût peut-être émoussée le libre séjour de la patrie; et d'ailleurs, en le dispensant de toute mesure, l'exil devint pour lui une puissance. Sous le sceptre de Voltaire, la république des lettres se transforma en monarchie, et quoique tempérée par des talents, des spécialités, des rivalités, des inimitiés franchement avouées, jamais la littérature ne subit royauté pareille. Le ton général lui fut donné par Voltaire. Le seul parallèle à cette influence est celle qu'exerça Bossuet au dix-septième siècle.

Bossuet, si imposant par le génie, l'est encore par le nombre des écrits qui sont sortis de sa plume. Parmi les écrivains d'un grand nom, Voltaire seul l'emporte sur lui par la masse de ses productions. Cette fertilité, lorsqu'elle se joint à la création des pensées et au génie du style, est une grande force et un grand mérite. Tous les écrivains du premier ordre l'ont possédée. Et quoique un poëte ait dit quelque part :

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