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En voici une autre, que nous résoudrons également par la même supposition d'une statue bornée au sens de l'odorat. Comme elle n'éprouverait que des sensations d'odeur, elle n'aurait aucune idée de l'étendue, ni de la mobilité, ni de la pesanteur, ni des sons, ni des couleurs, ni des saveurs, ni du froid, ni du chaud; et cependant, elle aurait des idées de plaisir et de douleur, des idées de succession, d'étonnement: elle donnerait son attention; elle désirerait; en un mot, elle aurait un entendement et une volonté. Seulement, l'exercice de ses facultés se trouverait circonscrit dans des limites extrêmement étroites. Or, ceci nous mène à une conclusion à laquelle on ne se serait peut-être pas attendu : c'est que les facultés auxquelles nous devons notre intelligence et notre raison, ne dépendent pas, quant à leur existence, de l'organisation de notre corps.

Condillac a donc anéanti d'un seul mot l'argument le plus spécieux, peut-être, des matérialistes. Car enfin, si un être peut exister; s'il peut être heureux ou malheureux; s'il peut avoir les facultés intellectuelles que nous avons, sans soupçonner qu'il existe de l'étendue, que deviennent les prétentions de ceux qui affir

ment avec tant d'assurance, qu'un être inétendu est une chimère; qu'une substance immatérielle est une négation d'existence?

On ne dira pas que la supposition d'un être réduit au sens de l'odorat, soit inadmissible. Les aveugles sont réduits à quatre sens : les aveugles-sourds sont réduits à trois : s'ils étaient encore privés de l'odorat, ce qui n'est pas sans exemple, il ne leur en resterait que deux et ne dit-on pas que les hommes attaqués de la lèpre, perdent le sens du toucher? On peut donc imaginer un être sensible qui n'aurait qu'un sens unique, ce qui suffit pour nous donner le droit d'en faire la supposition.

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Malgré ce que je viens de dire, mon intention, en vous donnant lecture du passage de Condillac, n'était pas de prouver la spiritualité de l'âme. Cette question n'appartenait pas à la dernière leçon; elle n'est pas non plus l'objet de celle-ci. Seulement, j'ai saisi l'occasion de jeter dans vos esprits une semence de vérité, réservant pour un autre temps le soin de la faire éclore. J'ai été bien aise aussi de vous faire voir, combien Condillac est éloigné du matérialisme que lui reproche l'irréflexion, puisque sa première pensée, en commençant le Traité des sensations, est de frapper de dé

faveur ce système, comme il l'avait déjà fait, en commençant son premier ouvrage, l'Essai sur l'origine des connaissances humaines.

Mais j'ai eu l'occasion de me convaincre, pour la millième fois, d'une chose qui étonne toujours, et qui, cependant, ne devrait plus étonner c'est que les mêmes raisons, les mêmes argumens puissent faire naître dans les esprits, des opinions si opposées.

L'un de vous, immédiatement après la dernière séance, voulut bien me témoigner qu'il ne connaissait pas de meilleure preuve de l'immatérialité de l'âme, que ce qu'il venait d'entendre; et dans le même moment, on disait d'un autre côté, que le passage de Condillac ne prouvait rien, ni contre son matérialisme, ni contre le matérialisme en lui-même; et j'ai su depuis, que ces deux opinions avaient été débattues avec une extrême vivacité.

Une telle divergence dans la manière de voir, est une chose remarquable. Je n'ai rien à dire, dans ce moment, à celui dont l'excellent esprit et la raison éclairée ont si bien pénétré les conséquences d'une idée qui semblait n'être que jetée à l'autre, ou aux autres, je répondrai par une anecdote.

Un Hollandais fut présenté au roi de Siam

et eut avec lui une longue conversation. Le roi écoutait avec ravissement le récit des merveilles de l'Europe. Le Hollandais s'avisa de dire, entre autres choses, qu'il y avait une saison de l'année où les habitans de son pays marchaient sur l'eau à pied sec. Le roi, qui jusqu'alors avait montré une singulière satisfaction, changea tout à coup de visage; et, prenant un air courroucé, il dit au Hollandais: Vous mériteriez, pour une imposture aussi grossière, de ressentir les effets de mon indignation; retirez-vous de ma présence.

Le roi de Siam n'avait jamais vu l'eau que dans un état de fluidité. Il ne soupçonnait pas que le froid pût la rendre solide, et lui donner assez de consistance pour supporter le poids d'un homme. Nous sommes nés tous, et nous vivons tous au milieu de la matière : l'idée d'un état, où l'on pourrait sentir et penser sans soupçonner l'existence des corps, nous paraît d'abord une chimère ; et nous nions la possibilité d'un tel état. Le roi de Siam qui nie la glace, c'est le matérialiste qui nie l'âme.

Comment se fait-il que Condillac, qui a employé toutes les ressources de son esprit à combattre le matérialisme, et à démontrer la spiritualité de l'âme, soit accusé d'être matérialiste?

TOME I.

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comment se fait-il encore qu'on lui impute d'ôter à l'âme toute son activité, tandis qu'il la reconnaît, qu'il l'établit à chaque ligne de ses ouvrages?

J'ai cherché long-temps les raisons sur lesquelles peuvent se fonder de telles inculpations; et je les ai toujours cherchées vainement. Il a donc fallu deviner ce que je ne voyais nulle part; et je veux vous communiquer mes conjectures. Mais auparavant il faut que nous sachions bien ce que c'est que les facultés de l'âme, et leurs diverses transformations, suivant Condillac. Il faut en avoir une idée bien précise, bien exacte, afin de nous assurer si les accusations de matérialisme portent sur la doctrine de cet auteur. J'ai lieu de penser, d'après la manière dont j'en ai entendu parler par quelques-uns d'entre vous, que cette doctrine n'a pas été parfaitement comprise. Je crois être sûr également, que de tous les écrivains qui l'ont approuvée ou critiquée, bien peu en ont pénétré le véritable sens.

Condillac reconnaît six facultés dans l'entendement, ou sept, en comptant la sensation, origine commune, suivant lui, de l'entendement et de la volonté : sensation, attention

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