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sition qui les sépare, si toutes ces choses ne se montraient successivement à l'esprit? et comment se montreraient-elles successivement, si la succession des signes ne les détachait les unes des autres ? Mais si la succession des signes est disposée d'une manière qui distribue avec ordre toutes les parties de la pensée, alors nous contracterons l'habitude de voir ces parties dans le même ordre; alors il y aura de l'art dans la pensée, qui naturellement existe sans aucune division, sans aucune succession, sans aucun art.

La pensée, existant antérieurement à tout signe et indépendamment de tout langage, se réduit donc en art par le moyen du langage; et l'art de penser est porté à un degré plus ou moins grand de perfection, suivant que l'art de parler est luimême plus ou moins parfait, c'est-àdire, suivant qu'il est plus ou moins propre à développer les parties de la pensée dans un ordre que l'esprit puisse facilement saisir.

Ainsi, autant il est évident que les langues ne font pas la pensée, autant il est incontestable qu'elles sont nécessaires pour la décomposer, ou pour l'analyser, ou pour la développer, et par conséquent qu'elles sont des moyens de développement, des moyens d'analyse, ou, ce qui revient au même, des méthodes analytiques, vérité fondamentale qui donne la possibilité d'apprécier la bonté relative de toutes les langues, et de discerner, soit parmi les langues qui appartiennent aux différens peuples, soit parmi les langues propres aux différens écrivains chez un même peuple, soit encore parmi les langues diverses que le génie a créées pour l'avancement des sciencelles qui, décomposant la pensée dans l'ordre le plus favorable à notre manière de concevoir, pourraient donner à l'esprit une facilité inattendue et des forces incalculables.

ces,

Mais il ne suffit pas d'avoir fait cette belle découverte, qui n'avait si long-temps échappé qu'à cause de son extrême sim

plicité; il faut trouver encore en quoi consiste cette manière particulière de penser, à laquelle nous avons donné le nom de raisonnement. Après être remonté à l'origine de l'art de penser, il faut remonter à l'origine de l'art de raisonner; il faut voir le raisonnement en lui-même, dans son essence qui ne varie pas, et le séparer de ce qui semble en être inséparable, et qui varie. On peut considérer le raisonnement dans l'esprit ou dans le discours.

Si vous le considérez dans l'esprit et antérieurement à l'époque où nous avons commencé à faire usage de quelques signes, antérieurement à cette habitude devenue dès long-temps une seconde nature, par laquelle la pensée est aujourd'hui une parole intérieure, le raisonnement est la simple perception, ou plutôt le simple sentiment de l'identité entre plusieurs jugemens ou rapports, quelle que soit d'ailleurs la nature des idées qui ont donné lieu à ces rapports.

Dans le discours, c'est l'expression d'une

suite de jugemens renfermés les uns dans c'est la manifestation d'un

les autres;

rapport qui était caché dans un autre rap

port;

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c'est le passage du connu à l'inconnu ; — ou la liaison d'un principe à sa conséquence; et, si l'on me permet de varier encore cette définition, je dirai: Le raisonnement et une synonymie continuelle d'expressions diverses; c'est une substitution de plusieurs mots à un seul, ou d'un seul à plusieurs; c'est une composition qui appelle une décomposition dont elle a besoin pour éclairer toutes les parties de son objet, ou une décomposition qui, à son tour, appelle une composition pour soulager la mémoire ; - c'est un enchaînement de vérités liées par la plus étroite analogie; c'est enfin une succession plus ou moins prolongée de propositions toutes identiques.

Le raisonnement, quand on l'exprime, est donc inséparable de ses formes, quoiqu'il en diffère essentiellement. Les formes changent, le raisonnement est tou

jours un, toujours le même; puisque, soit qu'on le considère dans l'esprit indépendamment de tout langage, soit qu'on le considère dans le discours, il n'est jamais que le rapport d'identité, tantôt senti confusément, tantôt aperçu d'une manière distincte.

A l'instant où cette identité serait aliérée par la diversité des expressions, diversité toujours obligée pour que nos discours ne soient pas frivoles, à l'instant même le raisonnement commencerait à perdre de sa rectitude; et l'on peut déjà entrevoir quelle connaissance il faut de la langue avec laquelle on raisonne, pour être assuré de ne pas s'égarer dans ses conceptions; et quelle attention il faut sur soi-même pour ne jamais perdre le sentiment de l'unité, quand toutes les expressions tendent à nous en distraire.

Mais ceci nous conduit à une remarque particulière sur les langues.

Nous écarterons tous les rapports sous lesquels la grammaire et la philosophie les

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