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ni l'un ni l'autre n'en a montré le vice radical. Aristote, dont la doctrine a eu tant de fortunes diverses, mais dont le génie étonne encore après deux mille ans ; Aristote a plutôt donné la théorie d'un certain nombre de formes du raisonnement, qu'il n'a donné celle du raisonnement. On pouvait encore lui reprocher d'avoir laissé dans sa logique une lacune qui la rend incomplète. Après avoir très-bien fait sentir la nécessité des idées moyennes pour découvrir les rapports entre les idées trop éloignées, il a oublié de nous dire où il fallait prendre ces idées moyennes; et, chose singulière ! personne n'a songé à remplir cette lacune; à peine même s'eston avisé qu'elle existât, malgré la difficulté si souvent éprouvée de lier les vérités inconnues aux vérités que l'on connaissait.

Hobbes, qu'on ne saurait trop blâmer pour les principes de sa philosophie, mais aussi qu'on ne saurait trop louer pour la justesse de ses déductions;

Mallebranche, qui pénètre si avant dans

TOME I.

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tous les sujets, et qui sait faire parler à la métaphysique la plus abstraite une langue toujours riche, toujours naturelle, quelquefois sublime ;

;

Leibnitz, génie également puissant et universel, qui a tout approfondi, qui cherchait à tout agrandir, jusque-là même qu'il a inventé de nouvelles formes de syllogis

mes;

Locke, dont l'esprit plus circonspect mettait très-peu du sien dans l'étude de la nature, et qui, par cette raison, l'a mieux connue que les autres;

Tous laissent quelque chose à désirer quand ils traitent du raisonnement.

Hobbes et Leibnitz ne le distinguent pas du syllogisme. Mallebranche n'a pas mieux vu que les autres philosophes la nature du rapport sur lequel il se fonde; et Locke s'est mépris en regardant comme frivole pour l'homme ce qui le serait en effet intelligences supérieures.

pour

des

Il était réservé à un Français de notre âge de nous apprendre ce que nous faisons

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quand nous pensons et quand nous raisonnons; comme, un siècle auparavant, il avait été réservé à un autre Français, à Descartes, d'apprendre à toute l'Europe penser et à raisonner.

à

Et d'abord, en rendant à Descartes une si éclatante justice, nous ne faisons que répéter les acclamations de ses plus illustres contemporains. Les savans de toutes les nations, anglais, allemands, italiens, français, tous n'eurent qu'une voix. L'admiration fut même portée à l'excès, quand Mallebranche, en cela l'interprète des premiers esprits de son temps, ne craignit pas d'avancer, dans sa Recherche de la Vérité, que, pendant les trente années qui avaient suivi la publication des œuvres de Descartes, il avait été découvert plus de vérités que dans tous les siècles qui l'avaient précédée.

Qu'on ne dise pas que c'est à Bacon qu'est due la révolution qui se fit alors. Bacon, il est vrai, ne s'est pas trompé sur l'origine de nos connaissances; il a mieux

signalé que Descartes les vices des fausses méthodes qu'on suivait depuis des siècles, et il lui est antérieur de plusieurs années; mais à ces titres il fallait joindre l'ascendant d'une grande renommée pour opérer une révolution; et Bacon, qui devait un jour avoir dans les sciences un nom si imposant, était à peine connu quand la philosophie de Descartes retentissait partout, agitait tous les esprits, et imprimait aux sciences l'heureuse direction qu'elles suivent depuis cette époque.

Parler ainsi, dans une école française, d'un philosophe qui a tant illustré la France, ce n'est pas céder à un mouvement d'orgueil national, c'est se sauver de l'ingratitude.

Nous ne serons pas ingrats non plus envers Condillac; et nous aimons à reconnaître que nous lui devons, sur la manière dont se développe l'action de la pensée et sur la nature du raisonnement, des idées plus exactes que celles que nous aurions pu emprunter des autres philosophes.

Si en effet ils avaient su distinguer, dans e produit de nos facultés, ce qui appartient à la nature et ce qui vient de l'art, ils auraient pu voir ce que Condillac a si bien vu, non pas que la pensée dépend du langage, comme on le dit quelquefois en croyant exposer fidèlement sa doctrine, mais l'art de penser dépend du langage : deux choses qu'il faut se garder de confondre.

que

Sans doute la pensée précède la parole, et même tout langage d'action. L'enfant, comme nous l'avons observé, pense dès qu'il éprouve des besoins, et ce n'est pas en un jour qu'il apprend à parler; mais, s'il est manifeste que la pensée précède la parole, il ne l'est pas moins que l'emploi de quelques signes devance l'art de penser. Comment, sans le secours d'un langage, y aurait-il de l'art dans une pensée dont toutes les parties, existant simultanément, forment un tout indivisible? Comment, dans le plus simple de tous les jugemens, serait-il possible de démêler le sujet, l'attribut, le rapport qui les unit, ou l'oppo

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