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priment la vérité, peuvent la faire méconnaître de ceux qui l'aiment, et fournir un prétexte trop facile à ceux qui semblent n'aimer que les disputes.

On répète, d'après Aristote, Gassendi et Locke, que toutes nos idées viennent des sens. Assurément il n'est n'est pas dans mon intention de ressusciter les formes éternelles de Platon, ou les idées innées de Descartes, ou les perceptions de la monade de Léibnitz. Mais enfin, pourquoi redire sans cesse que les idées viennent des sens, quand il est démontré que des sens, ou plutôt par les sens, il ne peut nous venir que des sensations? Pourquoi, en parlant des sens, cette expression si négligée, si inexacte, viennent, par laquelle on semble nous ramener aux simulacres d'Épicure ou de Lucrèce, en nous laissant croire que les idées, avant d'être dans l'âme, résidaient dans les sens ou dans les objets extérieurs? Pourquoi ne pas dire plus simplement, non que toutes nos idées viennent des sens, sens, mais que nos

premières idées viennent des sens ou plutôt des sensations; et montrer ensuite comment, après avoir acquis ces premières idées, ces idées sensibles, nous nous élevons aux idées intellectuelles, et aux idées morales ? Pourquoi, en plaçant la source des idées dans les sens, ne pas dire du moins qu'ils devaient être considérés dans un état actif, et non pas dans un état purement passif? car, encore une fois, par la simple vue, par l'ouïe, par les impressions que les objets font sur nos sens, nous ne recevons que des sensations; c'est par le regard, c'est par l'auscultation, c'est l'action de nos organes, comme cause occasionelle, que nous acquérons nos premières idées.

par

Il ne fallait donc pas avancer que nous apprenons à voir et à entendre ; et cependant, depuis Berkeley, on ne se lasse de reproduire cette proposition dans les mêmes termes; aussi ne se lassera-t-on pas de la nier tout le temps que la vérité qu'on a voulu présenter, ne sera pas expri

pas

mée avec plus d'exactitude. Nous apprenons à regarder, nous apprenons à écouter. Si l'on s'était ainsi énoncé, tout le monde se fût à l'instant rendu à l'évidence; mais, en soutenant sans aucune restriction que tout s'apprend, on se trompait soi-même, et on trompait les autres par le seul effet d'une expression fausse. Nous n'apprenons pas à avoir chaud, à avoir froid; nous n'apprenons pas à recevoir les impressions que les objets font sur nos sens : nous apprenons à régler nos sens, à diriger nos organes; nous n'apprenons pas à sentir, nous apprenons à penser.

Puisque nous apprenons à penser, il doit y avoir un art de penser; et, puisque nous n'apprenons pas à sentir, il ne peut y avoir un art de sentir. Il est vrai qu'en conduisant bien nos facultés, nous mettons de l'ordre dans nos sensations, nous les rendons plus nettes, plus vives et plus sûres; mais c'est précisément dans le bon emploi de nos facultés, c'est dans cet art

d'ordonner les sensations que consiste l'art

de penser.

Les lois de la pensée et les règles du raisonnement sont dans toute pensée juste, dans tout raisonnement exact. Il semble donc qu'il ne pouvait pas être difficile de découvrir ces règles et ces lois; et néanmoins, après des tentatives sans cesse renouvelées, à peine les connaissons-nous aujourd'hui. Quelle peut être la cause d'une ignorance qui semble si peu naturelle? Comment se fait-il que l'art de raisonner se montre avec tant de perfection dans les chefs-d'œuvre du génie, et que théorie de cet art soit encore si imparfaite? L'étonnement cesse en voyant combien les recherches ont été mal dirigées. Au lieu d'observer la nature, qui nous donne les premières leçons ; au lieu d'étudier les grands poëtes et les grands orateurs qui l'avaient prise pour modèle, on s'obstinait à interroger une philosophie, qui, toute entière à des questions qui n'intéressent ni nos besoins ni nos plaisirs, ne

la

pouvait que se perdre dans de vaines curiosités.

Depuis Aristote, le nombre des logiques est incalculable; mais presque toutes s'arrêtent avec celle du philosophe grec. Comme on ne doutait pas qu'il n'eût atteint la perfection, on ne pouvait que répéter ce qu'il avait enseigné.

Il est vrai que, dans tous les temps, il s'est rencontré de ces esprits qui portent impatiemment le joug de l'autorité, et qui, pleins de confiance en leurs propres forces, ne veulent recevoir la loi que d'euxmêmes. Tels furent principalement Bacon et Descartes. Ces grands hommes, étonnés du peu de fruit qu'ils avaient retiré de l'art du syllogisme, de cet art qui promet tant et qui tient si peu, finirent par le décrier comme une invention aussi futile qu'ingénieuse; mais, quoique Descartes l'ait comparé à l'art trompeur de Raimond-Lulle, et que Bacon ait fort bien vu, ce que tout le monde aurait dû voir, quele syllogisme ne va pas au fond des choses, ni

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