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à reprendre Pise. Un corps de troupes françaises vint, en effet, assiéger cette dernière place. Le comte de Beaumont, un des protégés du cardinal d'Amboise, le commandait; mais, soit qu'il eût été gagné par les Pisans, soit qu'il eût pour eux une inclination naturelle, il conduisit très mollement le siège. Ses soldats montrèrent moins de désir encore de prendre la ville, et Pise fut abandonnée sans qu'il eût été fait aucune tentative sérieuse pour tenir la parole donnée aux Florentins par le roi. C'était aux Florentins à se plaindre ce furent le roi et son ministre qui les accusèrent, et Machiavel fut un des ambassadeurs chargés d'excuser la république. Encore devait-il éviter avec soin tout ce qui pourrait choquer l'humeur altière de ces trop redoutables alliés. La prudence lui commandait de parler, mais la prudence lui commandait aussi de se taire. Mon de

voir, écrivait-il dans une autre occasion, est d'écouter tout le monde; je me tiens au large et dis à chacun qu'il a raison (1). Ici, il fallait dire à chacun qu'il avait raison pour ne pas l'offenser, et néanmoins lui persuader qu'il avait tort. L'ambassade florentine s'en acquitta le mieux qu'elle put; mais elle ne dut pas moins payer les frais d'une guerre qu'on avait faite de façon à rendre le succès impossible.

Deux ans après (1502), eut lieu la mission de Machiavel auprès de César Borgia. Le fils d'Alexandre VI, maître de la Romagne et du duché d'Urbin, convoitant Sienne et menaçant Florence, était alors à l'apogée de sa grandeur. Machiavel lui vit exécuter le crime qu'il a depuis signalé, dans le Livre du Prince, comme le chef-d'œuvre du génie politique de ce triste héros. Les Orsini, attirés à Sinigaglia sous prétexte d'une réconciliation, y furent égorgés. Dieu les a chàtiés, parce qu'ils ont été parjures, disait à ce sujet Alexandre VI. Ils avaient juré qu'ils ne se fieraient jamais au duc de Valentinois, et ils se sont fiés à lui. Cette plaisanterie satanique d'un homme habitué à se jouer de la religion comme de la morale résume à peu près le jugement que Machiavel porte très sérieusement sur l'événement. I admire le duc de Valentinois d'avoir si bien

(4) Machiavel, Seconde légation à la cour de Rome, t. II, p. 403 de l'édition Panthéon.

persuadé de sa bonne foi ceux dont il voulait faire ses victimes, et il se dit que les victimes avaient mérité leur sort, puisqu'elles n'avaient pas su échapper au piège. Il est vrai que les Orsini étaient eux-mêmes des hommes depravés, capables des plus noirs attentats, et que César Borgia avait des formes douces et gracieuses. Il excellait dans l'art de séduire ; il paraissait s'épancher avec vous lorsqu'il vous trompait; il embrassait d'abord celui qu'il voulait assassiner, et, comme il avait très probablement le dessein de s'assujettir Florence, il prodiguait les coquetteries, les démonstrations de bienveillance, les marques d'estime et d'abandon au secrétaire de la république. Machiavel s'en souvint trop pour sa réputation dans la postérité.

Les sympathies pour Borgia survécurent, chose rare chez lui, à la fortune de ce scélérat habile. Cependant, elles se dissimulent avec soin dans les pièces officielles de sa première légation à Rome, qui eut lieu en 1503. Il y était chargé de complimenter les cardinaux sur la mort de Pie III, le successeur d'Alexandre VI, dont le pontificat avait duré quelques jours seulement, d'arranger avec eux quelques affaires de peu d'importance et surtout d'examiner, d'observer. Son séjour dans la capitale des États de l'Église se prolongea quelque temps après l'élection de Jules II. Il fut alors témoin, en quelque sorte, de l'agonie du duc de Valentinois, et les lettres qui en font mention figurent parmi les plus intéressantes de sa correspondance. Il semble que la chute si rapide de cette fortune établie par le crime aurait dû le porter à réfléchir sur le peu de solidité de ces édifices. dont les matériaux sont l'intrigue et le guet-apens. Telle est la conclusion qu'en tira le cardinal d'Amboise, qui, jusqu'au moment de la crise définitive, avait été le courtisan de César Borgia. Machiavel ne voit, lui, dans le duc de Valentinois qu'une victime de l'aveugle fortune.

Quant à Jules II, il l'excuse facilement d'avoir violé sa parole à l'égard d'un prince dont il avait recherché l'appui pour obtenir la tiare. Cet homme, dont la franchise et la loyauté avaient été jusque-là proverbiales, commence à se former à son nouveau métier de souverain; voilà tout. Voici, du reste, l'oraison funèbre de César Borgia par Machiavel, et les réflexions que lui

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inspire la perfidie inattendue du nouveau pape : « On vient de mettre un terme aux prouesses du duc de Valentinois. Il se trouve à la disposition de Jules II, qui veut absolument se rendre maitre des forteresses qui lui restent et s'assurer de ‹ sa personne. Je ne sais si le duc est sur les bâtiments qui sont encore dans le port d'Ostie ou si on l'a fait venir ici. «On répand à ce sujet des bruits différents. Quelqu'un m'a dit que, se trouvant hier au soir vers la deuxième heure dans l'appartement du pape, il y avait vu entrer deux personnes <arrivant d'Ostie; que chacune avait à l'instant été congédiée; mais qu'on avait cru les entendre rapporter à ce pontife que le duc, selon ses ordres, avait été jeté dans le Tibre. Je crois ⚫ bien que si cela ne s'est pas fait encore, cela se fera avec le temps; on voit que le pontife commence à payer très honorablement ses dettes; l'encre de son écriture suffit pour cela. Tous le comblent d'éloges; plus il ira en avant, plus on lui en donnera. Du reste, puisque le duc est pris, qu'il soit mort « ou vif, on peut agir dorénavant sans s'occuper de lui (1). » Bientôt après, instruit que le duc de Valentinois est conduit à Rome, il écrit : « On dit que le duc de Valentinois arrivera à Rome cette nuit. Le temps nous instruira sur sa destinée future. Mais vous ne devez plus vous occuper ni de ses pro

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jets ni de ses espérances (2). Il avait trouvé bon que César Borgia fit assassiner les Orsini ; il trouve bon aussi que Jules II le fasse jeter dans le Tibre ou le retienne prisonnier pour lui ôter la Romagne. Pour Machiavel, tous deux n'ont fait que leur devoir de prince. Pour le chef d'un Etat le premier devoir, c'est de se conserver, et le moyen le plus sûr de se conserver, c'est de s'agrandir.

En 1504 a lieu la seconde légation de Machiavel en France. Louis XII venait d'être chassé du royaume de Naples: Florence s'était compromise pour lui. Elle tremblait qu'il ne l'abandonnât. Une armée espagnole ne viendrait-elle pas envahir la Toscane? Machiavel fut chargé d'accompagner l'ambassadeur

(1) Machiavel, Légation à la cour de Rome. Lettre XXIX (éd. Panthéon), t. II, pp. 324 et 322.

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Nicolas Valori pour porter au roi très chrétien les vœux de sa patrie. Louis XII donna aux deux Florentins de bonnes paroles, et, comme il fit bientôt la paix avec Ferdinand, la république échappa au danger; on en fut quitte cette fois pour la peur.

Cependant, Jules II manifestait des vues ambitieuses. Il voulait joindre aux Etats directs du Saint-Siège Pérouse et Bologne, le patrimoine de la maison des Baglione et celui de la maison des Bentivoglio. Florence voyait ces entreprises sans déplaisir. Ces petits feudataires de l'Eglise, toujours en armes, toujours à l'affût de quelque proie nouvelle, lui étaient fort incommodes, sinon redoutables. Elle était avec eux en hostilités presque continuelles. Aussi Jules II comptait-il sur son concours. Elle voulait non le lui refuser, mais le retarder le plus possible afin de faire moins de sacrifices. Machiavel, envoyé (1506) près du pape, le trouva très favorablement disposé.

La légation en Allemagne, où il fut adjoint à François Vettori, avait pour but une négociation analogue. Maximilien annonçait l'intention d'aller se faire couronner à Rome et prenait les armes contre Venise. Florence désirait gagner sa bienveillance, mais sans la payer trop cher. Il s'agissait d'un présent à faire en échange d'un engagement que prendrait le prince de protéger la République. Mais Maximilien voulut vendre cette promesse beaucoup plus cher que les Florentins n'étaient disposés à l'acheter. Sa guerre contre les Vénitiens, commencée avec grand fracas, finit avec grande honte. Les Florentins, voyant qu'ils n'avaient pas à le craindre au moins pour le moment, suspendirent leurs offres. L'ambassade n'eut donc aucun résultat. Elle fournit seulement à Machiavel une occasion d'études curieuses sur le caractère du chef singulier d'un Empire plus singulier encore.

Les années 1510 et 1511 le ramenèrent à la cour de France. Louis XII et Jules Il s'étaient brouillés. Florence, que gouvernait le gonfalonnier Soderini, s'était jetée dans le parti français. Mais elle eût aussi désiré ménager le pape; elle laissa passer par son territoire une expédition destinée à soulever Gènes contre le roi. Pouvait-elle faire autrement? Louis XII s'en montra très irrité. Ce fut pour l'apaiser que Machiavel lui fut député

en 1540. Il réussit et même il parvint à persuader au roi que, vu la position des Etats de Florence, il lui serait utile, aussi bien qu'à la République elle-même, qu'elle gardàt une espèce de neutralité.

Enfin, en 1544, il fut chargé par les Florentins de demander à ce prince la dissolution, la translation ou la suppression du Concile de Pise. Malheureusement, il reste fort peu de chose de cette quatrième légation de Machiavel en France, qui, par la nature de son objet, était la plus intéressante. Du reste, elle fut courte. Machiavel, en effet, annonce son arrivée à Blois, un des séjours favoris du roi, par une lettre du 21 septembre. Dès le 6 novembre, nous le voyons à Pise, où la seigneurie lui a confié le soin de conduire un corps de troupes et, en même temps, d'exhorter les prélats à quitter la ville.

Mais le moment approchait où le parti républicain, auquel il avait dû ses emplois politiques, allait l'entrainer dans son naufrage.

Les Français furent chassés de l'Italie à la fin de 1512. Les Médicis rentrèrent alors à Florence; Soderini et les autres chefs de sa faction durent s'exiler. Machiavel les avait reniés, à ce qu'il semble, au moment de leur chute. Une lettre qu'il écrivit à cette époque à une dame qu'on suppose avoir été la mère de Laurent de Médecis, le même qui fut plus tard duc d'Urbin, est une preuve irrécusable de sa défection. Il y raconte les scènes désastreuses qui ont signalé l'invasion du vice-roi espagnol dans la Toscane, mais il se réjouit du rétablissement des Médicis dans Florence, comme s'il avait toujours été un de leurs partisans. Très illustre dame, dit-il en commençant, puisque Votre Seigneurie désire connaître les changements qui ont eu lieu ces jours derniers en Toscane, je me ferai un plaisir d'autant plus grand de vous en rendre compte, qu'en satisfaisant à vos désirs, je vous montrerai le triomphe de vos amis et celui de mes protecteurs, deux circonstances qui suffisent pour effacer tous les motifs de tristesse, quelque nombreux qu'ils soient, que la suite de mon récit va mettre sous vos yeux (1).

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(4) Lettres familières, lettre VIII, p. 606 et suiv. du t. II de l'éd. Panthéon.

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