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habent1; et, quand j'ai passé trois mois dans les épines des mathématiques, je suis fort aise de retrouver des fleurs.

Je trouve même fort mauvais que le Père Castel ait dit, dans un extrait des Élėmenis de Newton, que je passais du frivole au solide. S'il savait ce que c'est que le travail d'une tragédie et d'un poëme épique, si sciret donum Dei, il n'aurait pas lâché cette parole. La Henriade m'a coûté dix ans; les Éléments de Newton m'ont coûté six mois, et ce qu'il y a de pis c'est que la Henriade n'est pas encore faite j'y travaille encore quand le dieu qui me l'a fait faire m'ordonne de la corriger; car, comme vous

savez :

:

Est deus in nobis; agitante calescimus illo.

(OVID., Fast., lib. VI, v. 5.)

Et, pour vous prouver que je sacrifie encore aux autels de ce dieu, c'est que M. Thieriot doit vous faire lire une Mérope de ma façon, une tragédie française, où, sans amour, sans le secours de la religion, une mère fournit cinq actes entiers. Je vous prie de m'en dire votre sentiment tout aussi naïvement que vous l'avez dit à Rousseau sur les Aïeux chimèriques.

Je sais que non-seulement vous m'aimez, mais que vous aimez la gloire des lettres et celle de votre siècle. Vous êtes bien loin de ressembler à tant d'académiciens, soit de votre tripot, soit de celui des Inscriptions, qui, n'ayant jamais rien produit, sont les mortels ennemis de tout homme de génie et de talent, qui se donneront bien de garde d'avouer que, de leur vivant, la France a eu un poëte épique, qui loueront jusqu'à Camoëns pour me rabaisser, et qui, me lisant en secret, affecteront en public de garder le silence sur ce qu'ils estiment malgré eux. Peut-être

Exstinctus amabitur idem.

(HOR., lib. II, ep. 1, v. 14.)

Vous êtes trop au-dessus de ces lâches cabales formées par les esprits médiocres; vous encouragez trop les arts par vos excellents préceptes pour ne pas chérir un homme qui a été formé par eux. Je ne sais pourquoi vous m'appelez pauvre ermite; si vous aviez vu mon ermitage, vous seriez bien loin de me plaindre. Gardez-vous de confondre le tonneau de Diogène avec le palais

1. Ecclésiaste, m, 1.

2. Jean, iv, 10.

d'Aristippe. Notre première philosophie est ici de jouir de tous les agréments qu'on peut se procurer. Nous saurions très-bien nous en passer; mais nous savons aussi en faire usage, et peutêtre, si vous veniez à Cirey, préféreriez-vous la douceur de ce séjour à toutes les infâmes cabales des gens de lettres, au brigandage des journaux, aux jalousies, aux querelles, aux calomnies, qui infestent la littérature. Il y a des têtes couronnées, mon cher abbé, qui ont envoyé dans cet ermitage de Mme du Châtelet leurs favoris pour venir l'admirer, et qui voudraient y venir euxmêmes; et, si vous y veniez, nous en serions tout aussi flattés. La visite du sage vaut celle des princes.

Adieu; je ne vous écris point de ma main, je suis malade; je vous embrasse tendrement. Adieu, mon ami et mon maître.

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Je reçois, mon cher Thieriot, votre lettre du 12 par l'autre voie, avec une lettre du prince qui me comble de joie; il peut arriver très-bien que je le voie en 1739, et que vous ayez un établissement aussi assuré qu'agréable. Gardez un profond secret.

Les vers de ce misérable Rousseau, dans lesquels il ose maltraiter M. de La Popelinière, ne sont qu'une suite d'autres vers presque aussi mauvais, que Bonneval a envoyés à Rousseau, dans lesquels il parlait indignement de M. et de Me de La Popelinière, à propos de musique et de Rameau.

Je voudrais qu'on fit un exemple de ces gredins obscurs, qui ont l'impertinence d'attaquer ce qu'il y a de plus estimable dans le monde. Quant à Bonneval, que vous m'apprenez être précepteur chez M. de Montmartel, je ne crois pas qu'il y reste longtemps. Il ne tient qu'à vous de contribuer à le punir : faites tenir le paquet ci-inclus à M. de Montmartel, et datez mes lettres. Souvenez-vous bien qu'en votre présence et devant notre ami Berger, Latour m'a dit tout ce que je lui rappelle dans ma lettre. Faites-vous confirmer ces faits par Latour, et ensuite faites rendre à M. de Montmartel mon paquet. Conduisez-vous dans cette affaire avec la même prudence que dans celle de Dalainval, et vous réussirez de même. Est-il vrai que ce coquin de Dalainval est hors de la Bastille? Rafraîchissez la mémoire à Latour, afin

1. Éditeurs, Bavoux et François.

qu'il puisse répondre en conformité à ma lettre, que lui fera rendre M. de Montmartel, qui par là connaîtra Bonneval à ne pouvoir s'y méprendre.

A l'égard de Rousseau, est-il possible qu'on puisse encore être la dupe de l'hypocrisie de ce scélérat? La lettre du sieur Médine, banquier, que je vous envoyai l'année passée, fait bien voir que le monstre mourra dans l'impénitence finale, et, qui pis est, dans le crime de faire de mauvais vers. Avez-vous cette lettre de Médine? Je vous l'enverrai si elle vous manque. Recommandezmoi bien à M. d'Argenson, et surtout au très-digne philosophe Bayle-des-Alleurs. Il faut absolument que je sache ce que vous. me dites en énigme sur le compte de Linant: cela est important, puisqu'il a demeuré dans la maison1.

Un petit mot touchant les Epitres.

945. A M. PARIS DE MONTMARTEL 2.

--

A Cirey, ce 22 octobre.

Je suis obligé, monsieur, d'avoir l'honneur de vous instruire que vous avez chez vous un homme de lettres nommé de Bonneval qui, ayant imprimé, il y a quelque temps, un libelle contre moi3, a dit pour excuse qu'il n'avait fait ce libelle qu'à la sollicitation de madame votre femme. Je suis bien loin de croire cette infame calomnie; mais comme il est bon que tout homme qui est à la tête d'une famille et d'une maison considérable connaisse ses domestiques, je fais avec vous, en cette occasion, ce que je voudrais qu'on fit avec moi.

J'insère dans ce paquet une lettre ouverte au sieur Latour, fameux peintre en pastel; c'est un de ceux de qui je tiens ce que j'ai l'honneur de vous mander. Vous pouvez, monsieur, lui faire remettre ce billet et demander la réponse. Vous jugerez de la vérité de ce que je vous écris, et vous connaîtrez l'homme en question. Ma principale intention est de vous donner, en cette occasion, une marque de mon véritable attachement. Un aussi honnête homme que vous mérite de n'avoir auprès de lui que des personnes qui lui ressemblent.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus parfait dévouement, etc.

1. A Cirey.

2. Éditeurs, de Cayrol et François.

3. Lettre de M. de B. sur la critique des Lettres philosophiques de M. de Voltaire.

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Je vous fais mon compliment, mon cher confrère dans les beaux-arts, des grands succès que vous avez à Paris. Je me flatte que vous voulez bien guider le graveur qui fait mon estampe d'après votre pastel. Quand vous voudrez venir à Cirey, vous y peindrez des personnes plus dignes que moi de vos crayons.

On vient de me confirmer ce que vous m'avez dit à Paris, que le sieur de Bonneval était l'auteur de je ne sais quel mauvais libelle contre moi. Mais je suis plus persuadé que jamais qu'il a fait un mensonge plus odieux encore que son libelle, quand il vous a dit que Me de Montmartel l'avait encouragé à cette indignité. Je ne connais Mme de Montmartel que par la réputation de sa vertu; je ne connais M. de Montmartel que par des services. qu'il m'a rendus, et je ne connais Bonneval que pour l'avoir vu une fois chez Mme de Prie, où il m'emprunta dix louis qu'il ne m'a jamais rendus.

Mandez-moi, je vous prie, quand vous pourriez venir à Cirey. Je vous embrasse, et je suis de tout mon cœur, mon cher Latour, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Mes compliments à M. Berger.

947. A M. THIERIOT.

Le 24 octobre.

Je ne vous écris souvent que trois lignes, Père Mersenne, parce que j'en griffonne trois ou quatre cents, et en rature cinq cents pour mériter un jour votre suffrage. La correction de la Henriade entrait dans mes travaux; lorsque vous m'apprenez le dessein des libraires, il faut m'y conformer; il faut rendre cet. ouvrage digne de mes amis et de la postérité. Mais Prault se disposait à en faire une édition; il me faisait graver; il faudrait l'engager à entrer dans le projet des Gandouin. Dites-lui donc de ne plus m'envoyer, ou plutôt de ne me plus faire attendre inutilement les livres de physique, et que vous avez la bonté de vous en charger. Le S'Gravesande, deux volumes in-4°, est ce que je demande avec le plus d'instance. Je ne peux vivre sans ce S'Gravesande et sans Desaguliers; voilà l'essentiel.

1. Éditeurs, de Cayrol et François.

Je vous enverrai ma réponse1 à M. Lefranc : vous êtes le lien des cœurs.

Je vous enverrai une lettre pour Pline-Dubos; dites-lui que ma reconnaissance est égale à mon estime.

Un petit mot touchant les Épitres 3. L'objection qu'on se fait interroger comme si on était Dieu ou ange est, ce me semble, bien injuste. On interroge non un dieu, mais un philosophe, sur des sujets traités par Platon, Leibnitz, et Pope. Dire que l'épître ne conclut rien, c'est ne la vouloir pas entendre. Elle ne conclut que trop que non sunt omnia facta pro hominibus; et, s'il y a quelque mérite à cette épître, c'est d'avoir tourné cette conclusion d'une manière qui n'attire pas les conclusions du procureur général et d'avoir traité très-sagement une matière très-délicate.

Autre petit mot. Où diable prend-on que ces Épitres ne vont pas au fait? Il n'y a pas un vers dans la première qui ne montre l'égalité des conditions, pas un dans la seconde qui ne prouve la liberté, pas un dans la troisième où il soit question d'autre chose que de l'envie; ainsi des autres.

Ces impertinentes objections qu'on vous fait méritent à peine que vous y répondiez, et encore moins que vous vous laissiez séduire ".

Je vous embrasse, mon cher ami, et madame la marquise vous fait les plus sincères compliments. Elle vous écrit; elle a pour vous autant d'amitié que moi.

P. S. Envoyez-moi le coup de fouet qu'a donné l'abbé Leblanc à cet âne incorrigible, nommé Guyot-Desfontaines.

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Je ne peux encore écrire cet ordinaire ni aux Dubos ni aux Lefranc. Apollon m'a tiré par l'oreille: Deus, ecce Deus; il a

fallu obéir.

1. Lettre 951.

2. Lettre 952.

3. Il s'agit ici des Pourquoi du sixième Discours sur l'homme. Voyez (tome IX,) le vers 105.

4. Après cet alinéa venait, dans l'édition Beuchot, ce qui forme le premier alinéa de la lettre 944.

5. Voyez plus bas les lettres 951 et 952, à Lefranc et à Dubos.

6. Æn., VI, 46.

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