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l'ingénieur (1), tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée, de qui il sait toutes choses, car il allègue pour témoins de ce qu'il avance, des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le convaincre de fausseté : il assure donc que ces personnes lui ont dit, que le (2) Roi et (3) Polyspercon ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé (4) vif entre leurs mains. Et lorsque quelqu'un lui dit : Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique, que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose, que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand

(1) Εργολάβος signifie un ouvrier qui entreprend un ouvrage pour une somme convenue. Je ne pense pas que les Grecs eussent dans leurs armées des ingénieurs tels que les nôtres, mais des entrepreneurs qui, pour un prix, se chargeoient de faire faire les travaux qui leur étoient commandés.

(2) Aridée, frère d'Alexandre-le-Grand.

(3) Capitaine du même Alexandre.

(4) C'étoit un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polyspercon la tutèle des enfans d'Alexandre, avoit eu de l'avantage sur eux.

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carnage (1). Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent (2); qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration : Que pensez-vous de ce succès, demande-t-il à ceux qui l'écoutent? Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante : voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre étoit puissant, et il avoit avec lui de grandes forces. Ce que je vous dit, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul, pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration; et que je ne conçois pas

(1) La Bruyère a suivi sans doute la leçon que présente Stobée, qui porte en cet endroit qóvov, carnage, au lieu de Zapov, sausse, qu'offre le texte de Théophraste. Ce dernier mot paroît être employé ici dans un sens plaisant, et d'autant mieux appliqué, que les nouvellistes sont très-sujets à faire de mauvaises plaisanteries.

(2) Le texte ajoute qu'il a vu qu'ils étoient tous changés:

quelle est la fin qu'ils se proposent: car pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique : au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le (*) portique, ont payé l'amende pour n'avoir pas comparu à une cause appellée : enfin, il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes: car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

(*) Voyez le Chapitre II. De la flatterie.

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CHAPITRE IX.

De l'effronterie causée par l'avarice.

POUR faire connoître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté, ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déjà, et qu'il lui retient avec injustice. Le jour même qu'il aura sacrifié aux dieux, au lieu de manger (1) religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain, tenez (2), mon ami, lui dit-il,

(1) C'étoit la coutume des Grecs. Voyez le Chap. XII. Du contre-tems.

(2) Saumaise, par le changement d'une lettre, met ici le nom propre du valet (Tibius). La conjecture est heu

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faites bonne chère. Il va lui-même au marché acheter (1) des viandes cuites; et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il le fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance: si elle peut tout contenir, il est satisfait, sinon il ramasse sur la table des morceaux de rebut (2), comme pour se dédommager, sourit et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa place franche au spectacle, et d'y envoyer le lendemain ses

reuse; mais comme elle n'est autorisée par aucun manuscrit, on peut fort bien s'en tenir à l'explication de la Bruyère, qui revient au même compte; car vu ce qui précède, il est évident que par ces mots, mon ami, l'effronté désigne expressément son valet : ce qui suffit pour l'intelligence de ce passage.

(1) Comme le menu peuple, qui achetoit son souper chez les chaircuitiers.

(2) Le terme grec désigne un morceau d'intestin.

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