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j'ai assez vécu pour connoître les hommes; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes, et de divers tempéramens, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n'étoient connus que par leurs vices (1); il semble que j'ai dû marquer (2) les caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que plusieurs d'entre eux paroissent avoir de plus familier (3). J'espère, mon cher Policlès, que cet ou

(1) Le traducteur se seroit exprimé plus nettement, à mon avis, s'il eût dit : J'ai cru devoir marquer les caractères des uns et des autres, et ne pas me contenter de vous peindre les Grecs en général, mais toucher aussi ce qui est personnel, &c. Υπέλαβον δεῖν συγγράψαι ἃ ἑκάτεροι αὐτῶν ἐπιτηδεύεσιν ἐν τῷ βίῳ.

(2) Théophraste avoit dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices.

(3) Cette traduction n'est point assez exacte. Le grec porte: J'espère, mon cher Polyclès, que nos descendans en deviendront plus vertueux, si je leur laisse de pareils mémoires: ils pourront en faire usage pour discerner les gens honnêtes, se lier avec eux et apprendre dans leur commerce à ne poins

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leur céder en vertus.

vrage sera utile à ceux qui viendront après nous; il leur tracera des modèles qu'ils pourront suivre ; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière : c'est à vous de pénétrer dans mon sens, et d'examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles; et sans faire une plus longue préface, je parlerai d'abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c'est qu'un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs; et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai fait.

CHAPITRE PREMIER.

De la Dissimulation.

LA (1) dissimulation (2) n'est pas aisée

à bien définir si l'on se contente d'en faire une simple description, l'on peut dire que c'est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière; il aborde ses ennemis, leur parle et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les haït point: il loue ouvertement et en leur

(1) L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelloient ironie.

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(2) N'est pas aisée à bien définir. Ces mots ne sont point dans le texte; et ce qui suit, si l'on se contente d'en faire une simple description, rendent mal ceux du texte, as TÚTTÖ aaße, qui signifient à l'exprimer par son vrai caractère. La traduction latine, si quis rudi definitione complecti velit, est également fautive. Tuos veut dire empreinte, forme; ainsi la pensée de Théophraste est: La dissimulation, à l'exprimer par son caractère propre, est l'art de composer ses discours et ses actions, &c.

présence (*) ceux à qui il dresse de secrètes embûches; et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé quelque disgrace : il semble pardonner les discours offensans que l'on lui tient : il récite froidement les plus horribles choses que l'on aura dites contre sa réputation; et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent

(*) Ceux à qui il dresse de secrètes embûches. La Bruyère suit ici Casaubon, l'un des plus judicieux et des plus savans commentateurs des Caractères de Théophraste. Selon Duport, qui étoit professeur en grec dans l'université de Cambrige sous le règne de Charles Ier, et qui composa sur le même ouvrage de longues et savantes dissertations, que M. Needham a enfin communiquées au public en 1712, il seroit peut-être mieux de traduire ainsi : Le dissimulé loue ouvertement et en leur présence, ceux dont il déchire la réputation en leur absence: Coràm laudat præsentes et in os, quos clàm absentes suggillat, insectatur, et reprehendit. Ce savant croit que l'opposition entre louer un homme en sa présence, et le noircir en son absence, peut contribuer à autoriser ce sens-là. Mais l'explication de Casaubon me paroît préférable, parce qu'elle donne une idée plus forte et plus naturelle de l'imposteur, qui fait le sujet de ce Chapitre. Pour l'antithèse, on sait que les écrivains judicieux ne la cherchent jamais, et que s'ils l'emploient, ce n'est que lorsqu'elle se présente naturellement, sans farder ou affoiblir leur pensée.

de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois: il cache soigneusement tout ce qu'il fait; et à l'entendre parler, on croiroit toujours qu'il délibère : il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer (*) de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoiqu'en effet il ne vende rien. Souvent après avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre atrention: il feint de n'avoir apperçu les choses où

(*) Cette sorte de contribution étoit fréquente à Athènes, et autorisée par les loix.

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