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ils n'oublient jamais de porter leur boëte (1) dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains: vous les voyez dominer parmi de vils praticiens, à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque dragme (2), fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi (3) en bonne chère tout le profit qu'ils

(1) L'échinos, petite boëte de cuivre fort légère, ou de terre cuite, dans laquelle les plaideurs mettoient leurs titres et les pièces de leurs procès.

(2) Une obole étoit la sixième partie d'une dragme. La dragme attique vaut dix-huit sals de France.

(3) Ce n'est point là le sens que Casaubon et Duport ont donné de ce passage. Selon ces deux savans com mentateurs, l'impudent que Théophraste nous caractérise ici, va chaque jour recueillant çà et là l'intérêt sordide de ce qu'il prête à de vils praticiens; et pour ne pas perdre du tems à serrer cet argent dans une bourse, il le met dans sa bouche. Casaubon prouve fort clairement qu'à Athène les petits marchands en détail avoient accoutumé de mettre dans la bouche les petites pièces de monnoie qu'ils recevoient au marché, et sur-tout quand ils étoient entourés d'acheteurs. C'est, dit-il, sur cette coutume, connue aux premiers interprètes de Théophraste, qu'est fondée l'explication de ce passage, de laquelle il s'applaudit extrêmement, comme d'une découverte qui avoit échappé à

in

tirent

tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleux et difficiles, ont sans

tous les interprètes avant lui. La Bruyère a vu tout cela, mais ne l'ayant pas trouvé si propre à déterminer le sens de ce passage, il fait dire à Théophraste, que son impudent retire chaque jour une obole et demie de chaque dragme qu'il a prêtée à de vils praticiens; et que parcourant ensuite les tavernes et les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, il consume en bonne chère tout le profit qu'il retire de cette espèce de trafic. La Bruyère a cru sans doute qu'il n'étoit pas naturel que Théophraste introduisant d'abord cet impudent, qui recueille chaque jour le sordide intérêt qu'il exige de ses créanciers, et lui faisant immédiatement après parcourir les tavernes et les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, il s'avisât après cela de parler encore des chétifs intérêts que cet impudent recueilloit chaque jour, pour avoir occasion de dire qu'il mettoit cet argent dans sa bouche à mesure qu'il le recevoit. Mais que la Bruyère se soit trompé ou non, l'on voit toujours par-là que, bien éloigné de suivre aveuglement les traducteurs et les commentateurs de Théophraste, il a examiné l'original avec soin, qu'il a considéré et pesé la force et la liaison des paroles de son auteur, afin d'en pénétrer le sens, et de l'exprimer distinctement en françois.

Quoi qu'il en soit de cette opinion, nous pensons que le sens que Casaubon et Duport donnent à ce passage, est le seul recevable.

C

cesse la bouche ouverte à la calomnie

ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

CHAPITRE VII.

CE

Du grand Parleur ou du Babil.

que quelques-uns appellent babil (1), est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire (2). Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit; j'ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout et si cet autre continue de parler, vous avez déjà dit cela (3), songez, poursuit-il, à

(1) Le texte porte: La loquacité, si l'on veut la définir, paroît être une intempérance de langue. Ces mots, qui ne permet pas à un homme de se taire, sont ajoutés par la Bruyère.

(2) La Bruyère a passé ici une phrase. Le grand parleur est tel: s'il se trouve à causer avec un autre, quelque chose qu'on lui dise, il interrompt pour dire, Yous ne contex pas, &c.

(3) Vous avez déjà dit cela, n'est point dans le grec

ne rien oublier (1); fort bien; cela est ainsi, car (2) vous m'avez heureusement remis dans le fait; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres (3); et ensuite, mais que veux-je dire? ah! j'oubliois une chose; oui, c'est cela même, et je voulois voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle de respirer. Et lorsqu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jetter dans un cercle de personnes graves, qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De-là il entre (4) dans les écoles

(1) Le grec ajoute, de ce que vous vouliez dire. (2) En retranchant ces mots cela est ainsi, car, la traduction deviendroit un peu plus exacte. Le texte signifie je vous sais gré de me l'avoir rappellé.

(3) Le grec offre un sens un peu different. Τὸ λαλεῖν as Xpoμévπ; comment il est quelquefois avantageux de parler!

(4) C'étoit un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avoit un peu dérogé au tems de Théophraste.

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