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premiers qu'ils rencontrent (1), le poisson salé? Les fourrures se vendent-elles bien ? N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux (2) nous ramènent une nouvelle lune? D'autres

fois, ne sachant que dire (3), ils vous apprennent qu'ils vont se faire raser, et qu'ils ne sortent que pour cela. Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui, se trouvant tout portés devant la boutique d'Archias (4), achètent eux-mêmes des viandes salées, et les rapportent à la main en pleine rue.

(1) Le texte dit: Combien les habits de cuir et le poisson salé? Les gens pauvres ou grossiers se vêtissoient avec des habits de cuir appellés diépas. La Bruyère a interprété ce mot par fourrures. Mais il n'y a rien de grossier à demander si les fourrures sont chères. D'ailleurs, Sidépar n'a pas ce sens.

(2) Cela est dit rustiquement; un autre diroit que la nouvelle lune ramène les jeux : et d'ailleurs c'est comme si le jour de Pâques quelqu'un disoit, n'est-ce pas aujourd'hui Pâques ?

(3) D'autres fois ne sachant que dire. Pourquoi ne pas. suivre l'original? Et sur le champ il ajoute qu'il va se faire raser. Cette transition est bien plus comique et plus vraie.

(4) Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple.

CHAPITRE V.

Du Complaisant ou de l'envie de plaire.

POUR faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre, où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête, que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il apperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant, voilà ce qu'on appelle un homme de bien, l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains, de peur qu'il ne lui échappe; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne procès, il ne doit pas attendre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire : comme il veut plaire

à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité, que dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfans; et dès qu'ils paroissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux : il les fait approcher de lui, il les baise, et les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux: A qui est, dit-il, la petite bouteille? à qui est la jolie coignée (1)? Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé (2). Celui

(1) Petits jouets que les Grecs pendoient au cou de leurs enfans.

(2) Casaubon croit que le reste de ce chapitre, depuis ces mots, celui enfin qui veut plaire, &c. appartient à un caractère différent de celui par où Théophraste a commencé le chapitre, et que tous les traits de ce dernier caractère ont été transportés ici par la méprise de quelque copiste. Ce n'est dans le fond qu'une conjecture, sur laquelle ce savant homme ne veut pas compter absolu

enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits et les quitte presque

ment, quelque vraisemblable qu'il la trouve d'abord. Elle a paru si peu certaine à la Bruyère, qu'il n'a pas jugé à propos d'en parler. Ce silence pourroit bien déplaire à quelques critiques; mais je ne vois pas qu'on ait aucun droit de s'en plaindre, sur-tout après ce que la Bruyère a déclaré s positivement dans sa préface sur les caractères de Théophraste, que comme cet ouvrage n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savans qu'à les rendre sages, il s'étoit trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations ou de doctes commentaires. Un Anglois (4) qui, depuis quelques années, a mis au jour, en sa langue, une traduction fort élégante des caractères de Théophraste, a şi fort goûté ce raisonnement, qu'il va jufqu'à désapprouver le peu de petites notes que la Bruyère a faites pour expliquer certains endroits de sa traduction qui pouvoient faire de la peine à quelques-uns de ses lecteurs; de sorte que pour n'être pas réduit lui-même à publier de pareils éclaircissemens, il a pris le parti de donner à sa traduction un air très-moderne. Le moyen de contenter les critiques, pour l'ordinaire d'un goût tout opposé, comme les trois convives d'Horace !

Poscentes vario multùm diversa palato.

Ce que l'un rejette, l'autre le demande, et ce qui plaît

(a) Eustache Budgell, écuyer, proche parent du célèbre M, Addisson.

tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé. On ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des (1) comptoirs des banquiers; et dans les écoles qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens (2); et au théâtre les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des prêteurs. Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux, mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodès l'excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplètes. Leur maison est toujours remplie de mille

aux uns, paroît détestable aux autres :

Quid, dem; quid non dem? Renuis quod tu, jubet alter.
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus.

Nous pensons, avec Casaubon, que tout ce qui suit dans ce chapitre ne peut appartenir au caractère que décrit ici Théophraste, mais à celui d'un homme fastueux.

(1) C'étoit l'endroit où s'assembloient les plus honnêtes gens de la ville.

(2) Pour être connu d'eux et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvoient.

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