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raillerie froide (1), il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoi qu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvoit se contenir, et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin, de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. Il achète des fruits, et les porte chez un citoyen, il les donné à ses enfans en sa présence, il les baise, il les caresse, voilà, dit-il, de jolis enfans et dignes d'un tel père (2) s'il sort de sa maison, il le suit: s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit, votre pied est mieux fait que cela: il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, un tel me suit, et vient vous rendre visite; et retournant sur ses pas,

(1) De faire à quelqu'un une raillerie froide. Le texte porte une raillerie amère, σκώψαντι πικρῶς ; mais la Bruyère a très bien lu uxpas, et cette correction nécessaire est appuyée sur l'autorité d'un manuscrit du Roi, n°. 1744.

(2) Et dignes d'un tel père. Cela ne dit pas assez le texte porte, rejettons d'un vertueux père,

Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand honneur de vous recevoir (1). Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles (2), et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent : en vérité, vous faites une chère délicate; et montrant aux autres des mets qu'il soulève du plat, cela s'appelle, dit-il, un morceau friand: il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudroit point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille, et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des car

(1) Et l'on se fait un grand honneur de vous recevoir. Addition du traducteur cela n'est pas dans le texte.

(2) Se mêle des choses les plus viles. La Bruyère se contente ici de l'esprit de son auteur, qui dit : Il est capable, par exemple, d'aller au marché, où ne vont que les femmes, et d'y acheter tout ce qu'il vous faut.

reaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire aussi (*) qu'avant qu'il sorte de sa maison, il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il apperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un, et d'acquérir ses bonnes graces.

(*) J'ai dû dire aussi. Tout ceci est paraphrasé. Théophraste dit simplement: Il lui dit que sa maison est d'une belle architecture, que ses jardins sont bien plantés, que son portrait est ressemblant. En un mot, le flatteur s'étudie à dire et à faire tout ce qu'il croit pouvoir le rendre agréable,

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CHAPITRE III.

De l'Impertinent (*) ou diseur de rien.

LA sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue, et qu'il ne connoît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service; il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le tems présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères : de-là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté

(*) Ce Chapitre seroit mieux intitulé du bavardage, ou du bavard.

La définition du bavardage est plus précise dans Théophraste. Le bavardage, dit-il, consiste à tenir des discours longs et inconsidérés.

dubled, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville: il dit qu'au printems (1), où commencent les bacchanales (2), la mer devient navigable, qu'un peu de pluie seroit utile aux biens de la terre, et feroit espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine (3), et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès (4) à lá

(1) Il dit qu'au printems. Ces mots ne sont point dans le texte, qui dit simplement: Aux fêtes de Bacchus la mer devient navigable.

(2) Premières bacchanales, qui se célébroient dans la ville.

(3) Qu'il cultivera son champ l'année prochaine. La Bruyère a suivi le texte, qui porte καὶ ὅτι ἀγρὸν εἰς νέωτοι γεωρ no. Il sembleroit, d'après cela, que cet homme ne cultive pas son champ. Tous les commentateurs sont fort partagés sur la manière d'entendre ce passage; mais je crois le texte altéré, et qu'il faut lire eis ve@va: qu'il labourera son champ en jachère. Les Grecs appelloient velos, veò's, végua et vedv, le labour que l'on donne à une terre qui s'est reposée, pour la faire rapporter de nouveau.

(4) Les mystères de Cérès se célébroient la nuit, er il y avoit une émulation entre les Athéniens, à qui y apporteroit une plus grande torche.

fête

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