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il vient de jetter les yeux, ou s'il est (*) con venu d'un fait, de ne s'en plus souvenir, H n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires, que cette seule réponse, j'y penserai. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres, il est saisi d'admiration : d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses différens intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis; ou bien, il me semble que je ne suis pas moi-même ; et ensuite, ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre: voilà une chose merveilleuse, et qui passe toute créance: contez cela à d'autres ; dois-je vous croire?

(*) S'il s'agit ici, comme le prétend Casaubon, d'un accord, d'un pacte, que l'imposteur avoit fait actuellement, il faudroit traduire, et après avoir fait un accord, il feint de ne s'en plus souvenir. La Bruyère n'auroit peutêtre pas mal fait de suivre cette idée : mais son explication, plus vague et plus générale que celle de Casaubon, échappera du moins à la critique de ceux qui croient qu'ici le terme de l'original (μonoyeïv) signifie simplement reconnoître, avouer; car dire de l'imposteur dont parle Théophraste, qu'il est convenu d'un fait, c'est dire qu'il en a reconnu la vérité, qu'il a avoué que ce fait étoit alors tel qu'on le lui représentoit.

ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité? Paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une ame simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un homme qui veut nuire : le venin des aspics est moins à craindre.

CHAPITRE II

De la Flatterie.

LA flatterie est un commerce honteux, qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place, remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissoit point sur vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du (*) portique; et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devoit estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'appercevoir le moindre

(*) Edifice public, qui servit depuis à Zénon et à ses disciples, de rendez-vous pour leurs disputes : ils en furent appellés stoïciens: car stoa, mot grec, signifie portique,

duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre : si par hasard le vent a fait voler quelques (1) petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant, il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes (2) blanchi depuis deux jours que

(1) Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux.

(2) Ce que le flatteur dit ici, n'est qu'une méchante plaisanterie, plus capable de piquer que de divertir celui à qui elle est adressée, si c'étoit un homme âgé, comme l'a cru. Casaubon. Mais si le flatteur parle à un jeune homme, comme la Bruyère le suppose, ce qu'il lui dit devient une espèce de compliment, très - insipide à la vérité, mais qui cependant peut n'être pas désagréable à celui qui en est l'objet car comme il ne lui parle de cheveux blancs que par allusion à la nuance que de petites pailles ont fait dans ses cheveux, s'il ajoute immédiatement après, voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs, c'est pour lui dire, en continuant de plaisanter sur le même ton, qu'il ne lui reste plus de cheveux blancs après ceux qu'il vient de lui ôter; et pour lui insinuer en même tems qu'il est plús éloigné d'avoir des cheveux blancs qu'il ne l'étoit effectivement: flatterie qui ne déplairoit pas à un jeune homme qui seroit sur le point de ne l'être plus. Voilà, je pense, ce qui a fait dire à la Bruyère, dans une petite note, que le flatteur de Théophraste parle ici à un jeune homme. Du reste, si

je ne vous ai pas vu; et il ajoute, voilà encore, pour un homme de votre âge (*), assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présens, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance; et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie, cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une

j'ai mal pris sa pensée, il me semble qu'une telle méprise est aussi pardonnable que celle de la Bruyère, si tant est que lui-même ne soit pas entré exactement dans la pensée du flatteur de Théophraste, lequel faisant métier de dire à tout moment et à tout propos quelque chose d'agréable à ceux dont il veut gagner les bonnes graces, doit les régaler fort souvent de complimens fades et impertinens, qui, examinés à la rigueur, ne signifient rien. C'est-là, si je ne me trompe, l'idée que Théophraste a voulu nous en donner, lorsqu'il suppose qu'à l'occasion de quelques pailles que le vent a fait voler sur les cheveux de son ami, il lui dit en souriant, il est merveilleux combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Car comment expliquer ce sourire, et la pensée extravagante qui l'accompagne ? N'est-il pas visible que qui voudroit trouver du sens à tout cela, se rendroit très-ridicule luimême ?

(*) Il parle à un jeune homme.

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