Page images
PDF
EPUB

perdu de vue à un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L'orage de la nuit n'avait pas laissé, sur le terrain sablonneux des landes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnes moins arides; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de beauté agreste. Les bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par l'eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d'or; les plantes aquatiques s'étalaient sur les mares renouvelées; les pins euxmêmes secouaient moins funèbrement leur feuillage sombre et répandaient un parfum de résine; de petites fumées bleuâtres montaient gaiement du sein d'une touffe de châtaigniers trahissant l'habitation de quelque métayer, et sur les ondulations de la plaine déroulée à perte de vue, on apercevait, comme des taches, des moutons disséminés sous la garde d'un berger rêvant sur ses échasses. Au bord de l'horizon, pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d'azur, apparaissaient les sommets lointains des Pyrénées à demi estompés par les vapeurs légères d'une matinée d'automne.

Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs éboulés ne montraient qu'un sable blanc comme de la poudre de grès, et qui portaient sur leur crète des tignasses de broussailles, de filaments enchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. En certains endroits le sol était si meuble qu'on avait été obligé de le raffermir par des troncs de sapin posés transversalement, occasion de cahots qui faisaient pousser les hauts cris aux comédiennes. D'autres fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d'eau stagnantes et les ruisseaux qui coupaient le chemin. A chaque endroit périlleux, Sigognac aidait à descendre de voiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse que Sérafine et la duègne. Quant au Tyran et à Blazius, ils dormaient insouciamment ballottés entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d'autres. Le Matamore marchait à côté de la charrette pour entretenir, par l'exercice, sa maigreur phénoménale dont il avait le plus grand soin, et à le voir de loin levant ses longues jambes, on l'eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu'il était souvent obligé de s'arrêter pour attendre le reste de la troupe; ayant pris dans ses rôles l'habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville, ni à la campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes où les roues ont parfois du sable jusqu'au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des ornières d'un ou deux pieds de profondeur; et, quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l'aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assez haut monté sur l'horizon, qu'on n'avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu'un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu'au bout de quinze jours dûrent marquer les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargés d'une botte d'herbe ou d'un fagot de bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s'étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu'un despoblado d'Espagne ou qu'une pampa d'Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terre et jeta les guides au domestique, dont les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle la pâleur d'une émotion profonde. Le moment de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprès du baron le rôle d'un humble ami que celui d'un valet.

Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s'inclinant sur la main que lui tendait le baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac; je regrette qu'elle ne m'ait pas permis de l'accom

pagner.

Qu'aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue où je vais entrer? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras toujours à peu près; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèle serviteur de leur maître. D'ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l'abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits; l'âme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde.

Le domestique fit un signe d'assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégrada

tions et ses misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

Et puis, ajouta en souriant le baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de Béelzébuth?

C'est vrai, maître, répondit Pierre; et il prit la bride de Bayard dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en manière de caresse et d'adieu.

En se séparant de son maître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l'éloignement, l'appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s'embarquent et que leurs amis quittent sur la jetée du port; c'est peut-être le moment le plus amer du départ; le monde où vous viviez se retire, et vous vous hâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l'âme se sent dénuée et triste, et tant les yeux ont besoin de l'aspect d'un visage humain aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait péniblement en faisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons comme des socs de charrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette, Isabelle se plaignit d'être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les jambes, disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne pas laisser le jeune seigneur en proie à la mélancolie, et de le distraire par quelques joyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchira comme un nuage traversé d'un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vint réclamer l'appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unie en cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l'un près de l'autre, Isabelle récitant à Sigognac quelques vers d'un de ses rôles dont elle n'était pas contente et qu'elle voulait lui faire retoucher, lorsqu'un soudain éclat de trompe retentit à droite de la route dans les halliers, les branches s'ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L'animation de la course avait amené un incarnat plus riche à ses joues, ses narines roses palpitaient, et son sein battait plus précipitamment sous le velours et l'or de son corsage. Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignures aux flancs. de son cheval prouvaient que l'intrépide amazone ne redoutait ni les fourrés ni les broussailles : quoique l'ardeur de la noble bête

Tome VIII.

29o Livraison.

3

n'eût pas besoin d'être excitée, et que des nœuds de veines gonflées d'un sang généreux se tordissent sur son col blanc d'écume, elle lui chatouillait la croupe du bout d'une cravache dont le pommeau était formé d'une améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l'animal des sauts et des courbettes, à la grande admiration de trois ou quatre jeunes gentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à la grâce hardie de cette nouvelle Bradamante. Bientôt Yolande, rendant la main à son cheval, fit cesser ces semblants de défense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout chargé de dédain et d'aristocratique insolence. Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle, le baron de Sigognac qui s'est fait chevalier d'une bohé

mienne.

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière. Sigognac eut un mouvement de colère et de honte et porta vivement la main à la garde de son épée; mais il était à pied et c'eût été folie de courir après des gens à cheval, et d'ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande en duel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui fit bientôt oublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s'écoula sans autre incident, et l'on arriva vers les quatre heures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac; les portraits avaient l'air encore plus maussade et plus rébarbatif qu'à l'ordinaire, ce qu'on n'eût pas cru possible; l'escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaient s'être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement dans les corridors, et les araignées descendaient du plafond au bout d'un fil, inquiètes et curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient largement comme des mâchoires distendues par l'ennui; la vieille maison démantelée paraissait avoir compris l'absence du jeune maître et s'en affliger.

Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repas entre Miraut et Béelzébuth, à la lueur fumeuse d'une chandelle de résine, et dans l'écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre sa mangeoire.

THEOPHILE Gautier.

(La suite à la prochaine livraison.)

DE L'ÉGLISE DE ROME

AU III. SIÈCLE, D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS.

Les Philosophoumena, ou la Réfutation de toutes les hérésies, publiées avec traduction et commentaire, par M. l'abbé Cruice 1, Paris, 1860. Imprimerie impériale, 1 vol. in-4°.

La découverte d'un vieux manuscrit dans la poussière d'un couvent du mont Athos, souleva, il y a quelques années, les plus violentes discussions dans le monde scientifique et dans le monde religieux. Ce manuscrit n'était rien moins qu'un inestimable trésor renfermant les renseignements les plus variés et les plus piquants sur l'antiquité chrétienne. C'était une exposition savante des hérésies de l'Église primitive, de celles précisément sur lesquelles règnent les plus grandes incertitudes. Ces pages, rongées par les vers, semblaient écrites d'hier; elles reproduisaient avec une énergie singulière les discussions ardentes qui avaient mis aux prises, dans l'Église la plus considérable de l'Occident, les deux tendances que l'on rencontre dans tous les temps: nous voulons dire le parti de la liberté et le parti de l'autorité. La science pure y trouvait son profit, car elle y recueillait des indices précieux sur les vieux cultes orientaux et sur les mystères de la Grèce.

Le nom de l'auteur était, à lui seul, un problème très-important. Pour les uns, c'était un illustre docteur, incorruptible témoin des empiétements de la hiérarchie, et valeureux défenseur des libertés de l'Église; c'était saint Hippolyte, l'une des colonnes de la chrétienté d'Occident au troisième siècle. Pour les autres, c'était un de ces grands hérétiques qui furent en même temps de grands saints, et dont l'influence balancera toujours celle des écrivains ecclésiastiques les plus éminents. On nommait tout haut Origène et tout bas Ter

1. On sait que M. l'abbé Cruice, depuis la publication de ce livre, a été élevé au siége de Marseille.

« PreviousContinue »