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ingénue regardait avec une sorte d'intérêt attendri ce jardin en friche si bien en harmonie avec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognac avait dû compter dans ce séjour de l'ennui, de la misère et de la solitude, le front appuyé contre la vitre, les yeux fixés sur le chemin désert, sans autre compagnie qu'un chien blanc et qu'un chat noir. Les traits plus durs de Sérafine n'exprimaient qu'un froid dédain masqué de politesse; elle trouvait décidément ce gentilhomme par trop délabré, quoiqu'elle eût un certain respect pour les gens titrés.

- C'est ici que finissent mes domaines, dit le baron, arrivé devant la niche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peut s'étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine, le champ et la bruyère appartenaient à mes ancêtres; mais il m'en reste juste assez pour attendre l'heure où le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aïeux dans le caveau de famille, désormais leur seule possession.

Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin! répondit Isabelle, touchée par cette réflexion qu'elle avait faite elle-même, et prenant un air enjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac; la Fortune est femme, et, quoiqu'on la dise aveugle, du haut de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mérite, il ne s'agit que de se trouver sur son passage. Allons, décidez-vous, venez avec nous, et peut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac, coiffées d'ardoises neuves, restaurées et blanchies, feront une aussi fière figure qu'elles en font une piteuse; et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir à hiboux, ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pour que Sérafine ne pût l'entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d'Isabelle triompha de la répugnance du baron. L'attrait d'une aventure galante déguisait à ses propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d'humiliant. Ce n'était pas déroger que de suivre une comédienne par amour et de s'atteler comme soupirant au chariot comique; les plus fins cavaliers ne s'en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers les dieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres Jupiter prit la forme d'un taureau pour séduire Europe; Hercule fila sa quenouille aux pieds d'Omphale; Aristote le prud'homme marchait à quatre pattes, portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisant genre d'équitation!), toutes

choses contraires à la dignité divine et humaine. Seulement Sigognac était-il amoureux d'Isabelle? Il ne chercha pas à approfondir la chose, mais il sentit qu'il éprouverait désormais une horrible tristesse à rester dans ce château, vivifié un moment par la présence d'un être jeune et gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de l'attendre un peu, et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet. Le fidèle serviteur, quelque peine qu'il eût à se séparer de son maître, ne se dissimulait pas les inconvénients d'un plus long séjour à Sigognac. Il voyait avec peine s'éteindre cette jeunesse dans ce repos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu'une troupe de baladins lui semblât un singulier cortége pour un seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de tenter la fortune à l'atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s'emparait du jeune baron. Il eut bientôt rempli une valise du peu d'effets que possédait son maître, réuni dans une bourse de cuir les quelques pistoles disséminées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d'ajouter, sans rien dire, son humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le baron ne s'aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu'il cumulait au château, avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la charrette des comédiens qu'à deux ou trois lieues du château, pour dissimuler son départ; il avait, de la sorte, l'air d'accompagner ses hôtes; Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l'écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d'où pendaient des filaments de bave argentée; l'espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s'appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s'étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d'admirer la perspective des landes. Tout le monde était prêt; le bouvier toucha ses

bêtes, qui baissèrent la tête, s'arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant; le char s'ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l'attelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu'il se passait quelque chose d'insolite, allaient et venaient d'un air effaré et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d'animaux à se rendre compte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement si désert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les interrogeant de son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le chat, plus réfléchi, flairait d'un nez circonspect les roues, examinait d'un peu plus loin les bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corne imprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en arrière; puis il allait s'asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blanc avec lequel il avait des intelligences et semblait lui faire des questions; la bonne bête penchait sa tête vers le chat, qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hérissées de longs poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagé entre ses vieilles dents, semblait véritablement parler à son ami félin. Que lui disait-il? Démocrite, qui prétendait traduire le langage des animaux, eût pu seul le comprendre; toujours est-il que Béelzébuth, après cette conversation tacite, qu'il communiqua à Miraut par quelques clignements d'œil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur le motif de tout ce remue-ménage. Quand le baron fut en selle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut prit la droite et Béelzébuth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du château de ses pères entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cette hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu'il eût deviné quelque résolution suprême.

Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cœur oppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces murailles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui était connue; ces tours aux girouettes rouillées qu'il avait contemplées pendant tant d'heures d'ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit rien; les fenêtres de ces chambres dévastées qu'il avait parcourues comme le fantôme d'un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas; ce jardin inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissait la couleuvre parmi les

ronces; cette chapelle au toit effondré, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses décombres les dalles verdies, sous lesquelles reposaient côte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image, confuse comme le souvenir d'un rêve, à peine entrevue aux premiers jours de l'enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobile sourire; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lit à quenouilles, dont l'oreiller s'était si souvent mouillé de ses pleurs; toutes ces choses vieilles, misérables, maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaient inspiré tant de dégoût et d'ennui, lui paraissaient maintenant pleines d'un charme qu'il avait méconnu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel démantelé qui pourtant l'avait abrité de son mieux et s'était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l'écraser de sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur ses jambes tremblantes tant que le maître est là; mille amères douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en mémoire; l'habitude, cette lente et pâle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d'une tendresse morne en murmurant d'une voix irrésistiblement faible un refrain d'enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu'une main invisible le tirait par son manteau pour le faire retourner en arrière. Quand il déboucha de la porte, précédant le chariot, une bouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyères lavées par la pluie, doux et pénétrant arome de la terre natale; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur les ailes de la même brise avec le parfum des landes. C'en était trop, et Sigognac, pris d'une nostalgie profonde, quoiqu'il fût à peine à quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride; le vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus de prestesse que son âge ne semblait le permettre; Miraut et Béelzébuth levèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments de leur maître, et suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunelles interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un résultat tout différent de celui qu'on eût pu attendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d'Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d'une langueur si caressante et d'une muette prière si intelligible, que le baron se sentit pâlir et rougir; il oublia complétement les murs lézardés de son manoir, et le parfum de la bruyère, et la vibration de

la cloche qui cependant continuait toujours ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avant d'une vigoureuse pression de bottes. Le combat était fini; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s'engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces pages, faisant fuir des ornières pleines d'eau les rainettes effarées. Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir moins lentement la lourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognac passa de l'avant-garde à l'arrière-garde, ne voulant pas marquer une assiduité trop visible auprès d'Isabelle, et peut-être aussi pour s'abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière les touffes d'arbres; le baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzebuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d'animaux. Miraut, profitant du temps d'arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets détendus et essaya de sauter jusqu'au visage de son maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l'intention de la pauvre bête, la saisit à hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l'attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l'animal reconnaissant lustra la moustache de l'homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et s'aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé de l'autre côté la botte et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau de l'arçon sa tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes; il implorait aussi un signe d'adieu. Le jeune baron passa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espérons qu'on ne rira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves d'affection de ces créatures privées d'âme, mais non de sentiment, lui firent éprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les baptisèrent amis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l'œil Sigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l'ayant

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