Page images
PDF
EPUB

et la bouffonnerie dont usaient les faiseurs de comédies ravalaient fort leur auteur. Le Léandre avait tiré un petit miroir de sa poche, et se regardait avec autant de complaisance que feu Narcissus le nez dans sa source. Contrairement à l'usage du Léandre, il n'était pas amoureux de l'Isabelle; ses visées allaient plus haut. Il espérait, par ses grâces et ses manières de gentilhomme, donner dans l'œil à quelque inflammable douairière, dont le carrosse à quatre chevaux viendrait le prendre à la sortie du théâtre et le conduire à quelque château où l'attendrait la sensible beauté, dans le négligé le plus galant, en face d'un régal des plus délicats. Cette vision s'était-elle réalisée quelquefois ?... Léandre l'affirmait... Scapin le niait, et c'était entre eux le sujet de contestations interminables. Le damné valet, malicieux comme un singe, prétendait que le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer des regards assassins dans les loges, rire de façon à montrer ses trente-deux dents, tendre le jarret, cambrer sa taille, et passer un petit peigne dans les crins de sa perruque et changer de linge à chaque représentation, dût-il se passer de déjeuner pour payer la lavandière, mais qu'il n'était pas parvenu encore à donner la plus légère envie de sa peau à la moindre baronne, même âgée de quarante-cinq ans, couperosée et constellée de signes moustachus.

Scapin, voyant Léandre occupé à cette contemplation, avait adroitement remis cette querelle sur le tapis, et le bellâtre furieux offrit d'aller chercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le musc et le benjoin, à lui adressés par une foule de personnes de qualité, comtesses, marquises et baronnes, toutes folles d'amour, en quoi le fat ne se vantait pas tout à fait, ce travers de donner dans les histrions et les baladins régnant assez par les morales relâchées du temps. Sérafine disait que si elle était une de ces dames, elle ferait donner les étrivières au Léandre, pour son impertinence et son indiscrétion; et Isabelle jurait par badinerie que s'il n'était pas plus modeste, elle ne l'épouserait pas à la fin de la pièce. Sigognac, quoique la male hofte le tînt à la gorge, et qu'il n'en laissât sortir que des phrases embrouillées, admirait fort la Sérafine, et ses yeux parlaient pour sa bouche. La donzelle s'était aperçue de l'effet qu'elle produisait sur le jeune baron et lui répondait par quelques regards langoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètement amoureux de cette beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eût

poussé sa pointe, mais notre pauvre baron n'avait point appris les belles manières de la cour dans son castel délabré, et quoiqu'il ne manquât ni de lettres ni d'esprit, il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le pédant renversa le dernier, en faisant rubis sur l'ongle; ce geste fut compris par le Matamore qui descendit à la charrette chercher d'autres bouteilles. Le baron, quoiqu'il fût déjà un peu gris, ne put s'empêcher de porter à la santé des princesses un rouge-bord qui l'acheva.

Le Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s'ils ne sont jamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait ivres; le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu comme ces hidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupent d'un air de mandoline. Cette frugalité avait une raison: il craignait, en mangeant et en buvant trop, de perdre la maigreur phénoménale qui était son meilleur moyen comique. S'il engraissait, son talent diminuait, et il ne subsistait qu'à la condition de mourir de faim; aussi était-il dans des transes perpétuelles, et regardait-il souvent à la boucle de son ceinturon pour s'assurer si, d'aventure, il n'avait pas grossi depuis la veille. Volontaire Tantale, abstème comédien, martyr de la maigreur, anatomie disséquée par elle-même, il ne touchait aux mets que du bout des dents, et s'il eût appliqué des jeûnes à un but pieux, il eût été en paradis comme Antoine et Macaire. La duègne s'ingurgitait solides et liquides d'une manière formidable; ses flasques bajoues et ses fanons tremblaient au branle d'une mâchoire encore bien garnie. Quant à la Sérafine et à l'Isabelle, n'ayant pas d'éventail sous la main, elles bâillaient à qui mieux mieux derrière le rempart diaphane de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu'un peu étourdi par les fumées du vin, s'en aperçut et leur dit :

- Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse lutter contre le sommeil, que vous mourez d'envie de dormir. Je voudrais bien pouvoir vous donner à chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais mon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le dernier... Je vous cède ma chambre, la seule à peu près où il ne pleuve pas; vous vous y arrangerez toutes deux avec madame; le lit est large, et une nuit est bientôt passée. Ces messieurs resteront ici, et s'accommoderont des fauteuils et des bancs... Surtout, n'allez pas avoir peur des ondulations de la tapisserie, ni des

Tome VIII.

29 Livraison.

2

gémissements du vent dans la cheminée, ni des sarabandes des souris ; je puis vous certifier que, quoique le lieu soit assez lugubre, il n'y revient point de fantômes.

- Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai la timide Isabelle, dit la Sérafine en riant; quant à notre duègne, elle est un peu sorcière, et si le diable vient, il trouvera à qui parler.

Sigognac prit une lumière, et conduisit les dames dans la chambre à coucher, qui leur parut, en effet, très-fantastique d'aspect, car la lampe tremblotante, agitée par le vent, faisait vasciller des ombres bizarres sur les poutres du plafond, et des formes monstrueuses semblaient s'accroupir dans les angles non éclairés.

- Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de tragédie, dit la Sérafine en promenant ses regards autour d'elle, tandis qu'Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitié de froid, moitié de terreur, en se sentant enveloppée par cette atmosphère de ténèbres et d'humidité. Les trois femelles se glissèrent sans se déshabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre la Sérafine et la duègne pour que si quelque patte pelue de fantôme ou d'incube sortait de dessous le lit, elle rencontrât d'abord une de ses camarades. Les deux braves s'endormirent bientôt, mais la craintive jeune fille resta longtemps les yeux ouverts et fixés sur la porte condamnée, comme si elle eût pressenti au delà des mondes de fantômes et de terreurs nocturnes. La porte ne s'ouvrit cependant pas, et aucun spectre n'en déboucha vêtu d'un suaire et secouant ses chaînes, quoique des bruits singuliers se fissent entendre parfois dans les appartements vides; mais le sommeil finit par jeter sa poudre d'or sous les paupières de la peureuse Isabelle, et son souffle égal se joignit bientôt à celui plus accentué de ses compagnes.

Le Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table, en face du Tyran qui ronflait comme un tuyau d'orgue et grommelait, en rêvant, quelques hémistiches d'alexandrins. Le Matamore, la tête appuyée sur le rebord d'un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s'était roulé dans sa cape grise, et ressemblait à un hareng dans du papier. Pour ne pas déranger sa frisure, Léandre tenait sa tête droite et dormait tout d'une pièce. Sigognac s'était campé dans un fauteuil resté vacant, mais les événements de la soirée l'avaient trop agité pour qu'il pût s'assoupir.

Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d'un jeune homme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a

vécu jusque-là triste, chaste, isolé, sevré de tous les plaisirs de son âge par cette dure marâtre qu'on appelle la misère.

On dira qu'il n'est pas vraisemblable qu'un garçon de vingt ans ait vécu sans amourette, mais Sigognac était fier, et, ne pouvant se présenter avec l'équipage assorti à son rang et à son nom, il restait chez lui. Ses parents, dont il eût pu réclamer les services sans honte, étaient morts. Il s'enfonçait tous les jours plus profondément dans la retraite et l'oubli. Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades solitaires, rencontré Yolande de Foix, montée sur sa blanche haquenée, qui courait le cerf en compagnie de son père et de jeunes seigneurs. Cette étincelante vision passait bien souvent dans ses rèves; mais quel rapport pouvait jamais exister entre la belle et riche châtelaine et lui, pauvre hobereau ruiné et mal en point? Loin de chercher à être remarqué d'elle, il s'était, lors de ses rencontres, effacé le plus qu'il avait pu, ne voulant pas donner à rire par son feutre bossué et piteux, son plumet mangé des rats, ses habits passés et trop larges, son vieux bidet pacifique, plus propre à servir de monture à un curé de campagne qu'à un gentilhomme; car rien n'est plus triste, pour un cœur bien situé, que de paraître ridicule à ce qu'il aime, et il s'était fait, pour étouffer cette passion naissante, tous les froids raisonnements qu'inspire la pauvreté. Y avait-il réussi?... C'est ce que la suite de l'histoire démontrera. Il le croyait, du moins, et avait repoussé cette idée comme une chimère; il se trouvait assez malheureux, sans ajouter à ses douleurs les tourments d'un amour impossible.

La nuit se passa sans autre incident qu'une frayeur de l'Isabelle causée par Béelzébuth, qui s'était pelotonné sur sa poitrine, en manière de Smarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux.

Quant à Sigognac, il ne put fermer l'œil, soit qu'il n'eût point l'habitude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies femmes lui fantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu'un vague projet commençait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. La venue de ces comédiens lui semblait un coup du sort et comme une ambassade de la Fortune pour l'inviter à sortir de cette masure féodale où ses jeunes années moisissaient dans l'ombre et s'étiolaient sans profit.

par

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrant les vitres à mailles de plomb, faisaient paraître les lumières des

lampes près de s'éteindre d'un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs s'éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deux tranches, de couleur différente, comme les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâ— choires tendus, le nez effilé comme s'il eût été pincé par les maigres doigts de la mort, avait l'air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant; les rubis de son nez s'étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses s'épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s'étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants; les joues molles pendaient flasquement. L'hébétation d'un sommeil lourd rendait hideuse cette face qui, éveillée et vivifiée par l'esprit, paraissait joviale; incliné ainsi sur le bord de la table, le pédant faisait l'effet d'un vieil égypan crevé de débauche au revers d'un fossé à la suite d'une bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir; sa tête d'Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvait guère changer. La soubrette supportait aussi passablement la visite indiscrète du jour; elle n'était point trop défaite. Ses yeux cerclés d'une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de quelques marbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d'une nuit mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteilles vides, les verres à demi pleins et les victuailles effondrées, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairières de la tapisserie au teint bilieux tâ– chaient de rougir sous leur vernis à la vue de leur solitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle du festin présentait un aspect à la fois sinistre et grotesque.

La soubrette s'éveilla la première sous ce baiser matinal; elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l'œil clair comme un basilic, elle se dirigea de son côté, et le salua d'une jolie révérence de comédie.

Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à la soubrette,

« PreviousContinue »