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Tout cela est écrit avec amour, avec un enthousiasme presque naïf pour notre heureuse contrée si riante, si paisible, et qui porte si gaiement sa couronne de souvenirs. Peut-être même une critique rigoureuse trouverait-elle cet enthousiasme trop prolongé; peut-être reprochera-t-on à l'auteur une faiblesse, bien excusable, du reste, pour l'objet de son étude. En effet, sa Thuringe ressemble bien un peu trop aux Champs-Élysées des anciens, et son tableau trop brillant ne laisse pas assez deviner les ombres. Il arrive aussi parfois que, de louange en louange, l'auteur s'arrête et ne trouve plus d'expressions nouvelles. Le vox faucibus hæsit vient alors fort à propos le tirer d'affaire, mais c'est un moyen dont il ne faudrait pas abuser. A ce point de vue, il est heureux que la description de la Wartbourg se soit rencontrée dès le début de l'ouvrage. Reléguée au dernier chapitre, elle aurait pu devenir embarrassante.

Malgré cela, et quoi que puissent en penser les sceptiques, je persiste à croire que l'enthousiasme est, à tout prendre, un assez bon défaut. On peut sourire de ces extases de voyageur, cela n'empêche pas qu'on ne se laisse tout doucement glisser sur la pente de la sympathie, et qu'on ne se trouve bientôt avec son guide sur le pied de la plus agréable intimité. Son émotion est contagieuse; on le suit volontiers le long de ces chemins solitaires qui glissent sous le feuillage; on s'attache avec lui au bord des ruisseaux, on frissonne à ces récits des temps chevaleresques, à ces mystérieuses légendes dont les héros peuplent encore les gorges désolées de l'Horselberg ou les marécages de Schneckopf. On les écoute d'autant mieux, que le narrateur lui-même a l'air d'y croire. On franchit avec lui l'enceinte d'une de ces petites cités gothiques, aux pignons aigus, tantôt fièrement campée au plus haut d'un rocher, tantôt blottie dans son nid de verdure, au bord d'un torrent dont la colère impuissante fait tourner les roues d'une usine. On descend à l'auberge, où l'on est reçu avec cette hospitalité un peu rude, mais cordiale, qui n'est plus de notre âge. On retrouve partout de vieilles mœurs, de vieux préjugés, et ce bon sens solide, cette probité austère, qui n'est pas non plus, hélas! une invention moderne.

Parfois, c'est un couvent en ruine, une forteresse démantelée, une église byzantine où l'on s'oublie à considérer curieusement des fresques légendaires, de symboliques chapiteaux. Puis, tout à coup, une pierre, une cellule, un vieux hêtre frappé de la foudre, vient réveiller de plus grands souvenirs. Cette cellule a servi de retraite à Luther; cet arbre est le hêtre de Luther. Il marque la place même où ce courageux défenseur de la vérité fût arrêté, à son retour de Worms, par les ordres de l'Électeur. Comment ne pas être ému? Chaque fois que

ce nom glorieux se dresse devant nous, il faut s'arrêter pour jeter en arrière un long regard sur cette période solennelle de l'histoire. Mais Luther est partout en Thuringe, et l'on chercherait vainement une place où il n'ait pas laissé quelque trace de son passage. Du haut de la Wartbourg il plane sur toute la contrée. On dirait qu'il la surveille, caché derrière ces vieilles murailles, tout prêt à lui lancer l'anathème si elle venait à renier sa doctrine. La Wartbourg a joué un grand rôle dans l'histoire du réformateur. C'est là qu'éloigné pour un temps des querelles théologiques, Luther put se fortifier dans son œuvre, par la méditation; c'est là aussi qu'il eut à soutenir contre lui-même ces combats qui semblent inséparables de toute mission pareille à la sienne. Son imagination ardente, encore dominée par les préjugés de l'époque, donnait à ces luttes intérieures une forme étrangement dramatique. Le diable y jouait un grand rôle, et une tache d'encre sur la muraille conserve le souvenir d'un de ces épisodes demi-burlesques, demitragiques.

Cette vieille forteresse des landgraves est la grande merveille de la Thuringe. De sa position élevée elle domine au loin la campagne; on l'aperçoit de toutes les cimes, elle regarde au plus profond des vallées; elle forme, on peut le dire, l'élément caractéristique du paysage. Vue de près, elle présente de curieux détails d'architecture. Aussi les pages que M. Humbert consacre à ce vénérable monument comptent-elles parmi les plus intéressantes de son livre.

Une visite à la salle des Ménestrels (Saengersaal) lui fournit l'occasion de nous faire assister à l'un de ces tournois poétiques qui charmaient les loisirs de nos ancêtres. Celui-là, plus que tout autre, méritait de vivre dans l'histoire; car les maîtres de la gaie science s'y rencontrèrent face à face, les plus habiles contre les plus habiles. La lutte fut longue et la victoire demeura indécise. Heureux temps, où la poésie avait ainsi le pouvoir de passionner les hommes ! Les chroniques rimées du moyen âge n'ont eu garde d'oublier un si grand événement; elles se seraient reproché d'en omettre le moindre détail. Grâce à leur scrupule, des artistes modernes ont pu reproduire les principaux épisodes de cette joute, et en consacrer le souvenir sous les murs mêmes de la salle des Ménestrels. Cette salle ainsi rajeunie semble attendre encore ses hôtes vêtus de brocart et de drap d'or, princes, seigneurs, landgraves, nobles dames, courtois chevaliers. L'estrade est debout, pavoisée comme à la veille de la fête. Il n'y manque rien, hélas ! rien que la poésie et les troubadours.

Non loin de ces splendeurs d'un autre âge, on montre aux étrangers les appartements occupés par Luther pendant sa retraite de la Wartbourg. Ceux qui aiment le contraste des grands souvenirs avec

la simplicité des choses matérielles trouveront ici de quoi se satisfaire. La chambre est petite, mais la pensée de Luther la remplit. Devant cette étroite fenêtre, dans ce rayon de soleil qui tombe à travers les vitraux, on aime à se représenter la haute taille du prétendu chevalier George, courbé sur les feuillets d'une Bible hébraïque. C'est ici que le réformateur allemand donnait une base à son œuvre, en traduisant en langue vulgaire l'Ancien et le Nouveau Testament. « Il ne se doutait pas, l'ardent disciple de l'Évangile, qu'en édifiant les consciences il créait une langue nouvelle, et que la prose allemande lui devrait la même reconnaissance que la prose française à Calvin. >> Ailleurs, dans les fraîches campagnes des bords de l'Ulm, on recueille, chemin faisant, des impressions d'une autre nature. Les noms illustres se succèdent sous nos pas. Voici d'abord celui de Goëthe; mais on a quelque peine à reconnaître l'auteur de Werther dans la personne de M. le conseiller intime du grand-duc de SaxeWeimar. Il faut un peu d'étude pour retrouver sur son visage le profil mélancolique du docteur Faust. On se représente difficilement Goethe assistant à l'ouverture d'un puits de mine et y prononçant un discours de circonstance. Cependant il ne faut pas rire, car ce discours est encore d'un poëte; on y retrouve la griffe du lion, et il pourrait être médité avec fruit par la plupart de nos orateurs officiels. Ils y apprendraient l'art de parler grandement des petites choses.

A Volkstedt, autre souvenir: voici une maisonnette qui ne ressemble pas à toutes les autres, car elle a eu le bonheur de posséder Schiller. Il y passa un été, peut-être l'un des plus beaux de sa vie, partagé entre l'étude, la poésie et les douces préoccupations d'une affection naissante. Heureux le pays qui a servi de cadre aux amours d'un grand poëte : il en recevra beaucoup plus qu'il ne lui a donné. Le passé a un grand charme, ce n'est pas moi qui songerai à le nier; mais le présent nous intéresse plus directement encore. Après Schiller, après Goëthe, après Luther, ne reste-t-il donc plus rien à voir en Thuringe? Si les morts commandent notre admiration, les vivants ont droit à notre sympathie. Nous ne sommes pas ici à Rome. Le peuple de Thuringe n'est pas de ceux qui se sacrifient à leur gloire; il en supporte le poids sans sourciller et peut-être sans s'en apercevoir. Il n'y a pas à craindre que son passé lui fasse jamais oublier le présent; il sait qu'il est en ce monde pour y vivre, et il n'a garde d'y manquer. Bon peuple, à tout prendre, et qui a conservé quelque chose de la simplicité de ses ancêtres. Sous ce rapport, il ne nous ressemble guère. A la fois grave et enjoué, ne manquant ni un prêche ni une kermesse, plein d'un solide bon sens qui n'exclut pas

une certaine dose de fantaisie, on dirait qu'il ne s'est pas renouvelé depuis le seizième siècle. Cette grande révolution intellectuelle l'a mis à l'abri des révolutions politiques : c'est de là qu'il fait dater son histoire, une histoire paisible, et dont la monotonie me paraît bien enviable. Il est encore aujourd'hui tel que l'a fait, il y a trois siècles, la parole de Luther. On serait tenté d'arrêter ces vieillards et de leur demander s'ils n'ont pas rencontré dans leur jeunesse le chevalier studieux de la Wartbourg. La foi surabonde chez ce peuple; il croit à l'Évangile et aux légendes, au diable de l'Écriture et à la Vénus germanique, témoin en soit l'histoire du Tannhauser. Cela ne lui ôte aucune de ses vertus : il est doux, cordial, hospitalier et d'une probité austère. Le guide Lucas, dont M. Humbert nous a tracé, chemin faisant, un portrait si original, peut servir de type au peuple de ces vallées. Que ceux qui aiment le bon vieux temps se hâtent donç d'aller en Thuringe. Qui sait si dans quelques années on y retrouverait encore cette civilisation primitive? Qui sait si la vapeur, ce grand exorciste, n'aura pas chassé de leurs retraites les hôtes mystérieux de Schneckopf et de l'Inselberg.

Nous n'avons encore rien dit de l'exécution matérielle de l'ouvrage; elle vaut cependant la peine d'être signalée. L'imprimeur, M. Fick de Genève, n'a rien négligé pour faire de ce livre un beau spécimen de l'art typographique. Les gravures sur bois qui accompagnent le texte ont été, si je ne me trompe, exécutées sur les lieux mêmes d'après des épreuves photographiques. En résumé, ce livre est, au propre et au figuré, un bon et beau livre qui mérite d'obtenir chez nous un accueil favorable.

MARC DEBRIT.

POÉSIE

LES FILETS D'HÉPHAISTOS

Quand la faux de Kronos rendit le Ciel stérile, Le sang du grand ancêtre et sa fécondité Répandirent dans l'onde une écume subtile D'où sortit comme un lis la blanche Aphrodité.

Alors le Ciel sourit, et, dans l'éther immense,
Des Dieux et des Titans monta l'hymne joyeux;
Et l'univers charmé salua ta naissance,
O mère, o volupté des hommes et des Dieux!

Les éléments discords apaisent leur querelle; Dompté par tes regards invincibles et doux, Arès, le dur guerrier, dès que ta voix l'appelle, Rend la paix à la terre et tombe à tes genoux.

S'endormant dans l'oubli des guerres disparues, Bienheureux, il repose entre tes bras sacrés; Les glaives meurtriers se changent en charrues, Et des sillons sanglants sortent les blés dorés.

Saint hymen d'où naîtra la céleste Harmonie!
Sous les regards amis des astres inclinés,
Force et Beauté, l'épouse à l'époux est unie;
Dans un réseau d'amour ils dorment enchaînés.

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