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ENTHOUSIA S M E.

CE mo mot grec fignifie émotion d'entrailles, agitation

intérieure; les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les fecouffes qu'on éprouve dans les nerfs, la dilatation & le refferrement des inteftins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces efprits de feu qui montent des entrailles au cerveau, on est vivement affecté ?

quand

Ou bien donna-t-on d'abord le nom d'enthousiasme, de trouble des entrailles,aux contorfions de cette pythie qui fur le trépied de Delphes recevait l'efprit d'Apollon par un endroit qui ne femble fait que pour recevoir des corps?

Qu'entendons-nous par enthousiasme?que de nuances dans nos affections! approbation, fenfibilité, émotion, trouble, faififfement, paffion, emportement, démence, fureur, rage. Voilà tous les états par lefquels peut paffer cette pauvre ame humaine.

Un géomètre affifte à une tragédie touchante; il remarque feulement qu'elle eft bien conduite. Un jeune homme à côté de lui eft ému & ne remarque rien, une femme pleure, un autre jeune homme eft fi tranfporté, que pour fon malheur il va faire auffi une tragédie. Il a pris la maladie de l'enthoufiafme.

Le centurion ou le tribun militaire qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte fur un toit. Cefar pleurait en voyant la ftatue d'Alexandre.

Ovide ne parlait d'amour qu'avec efprit. Sapho exprimait l'enthousiasme de cette paffion; & s'il eft vrai qu'elle lui coûta la vie, c'eft que l'enthoufiafine chez elle devint démence.

L'efprit de parti difpofe merveilleusement à l'enthoufiafme, il n'eft point de faction qui n'ait fes énergumènes. Un homme paffionné qui parle avec action a dans fes yeux, dans fa voix, dans fes geftes, un poifon fubtil qui eft lancé comme un trait dans les gens de fa faction. C'est par cette raifon que la reine Elifabeth défendit qu'on prêchât de fix mois en Angleterre fans une permiffion fignée de fa main, pour conferver la paix dans fon royaume.

St Ignace ayant la tête un peu échauffée lit la vie des pères du défert, après avoir lu des romans. Le voilà faifi d'un double enthousiasme, il devient chevalier de la vierge Marie, il fait la veille des armes, il veut fe battre pour fa dame, il a des vifions; la vierge lui apparaît & lui recommande fon fils; elle lui dit que fa fociété ne doit porter d'autre nom que celui de JESUS.

Ignace communique fon enthousiasme à un autre espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes dont il n'entend point la langue, de-là au Japon, fans qu'il puiffe parler japonais; n'importe, fon enthoufiafme paffe dans l'imagination de quelques jeunes jefuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux-ci après la mort de Xavier ne doutent pas qu'il n'ait fait plus de miracles que les apôtres, & qu'il n'ait reffufcité fept ou huit morts pour le moins. Enfin, l'enthousiasme devient fi épidémique qu'ils forment au Japon ce qu'ils appellent une chrétienté.

Cette chrétienté finit par une guerre civile & par cent mille hommes égorgés ; l'enthousiasme alors est parvenu à fon dernier degré qui eft le fanatifme; & ce fanatisme eft devenu rage.

Le jeune faquir qui voit le bout de fon nez en fesant ses prières, s'échauffe par degrés jusqu'à croire que s'il fe charge de chaînes pefant cinquante livres, l'Etre fuprême lui aura beaucoup d'obligation. Il s'endort l'imagination toute pleine de Brama, & il ne manque pas de le voir en fonge. Quelquefois même dans cet état où l'on n'eft ni endormi ni éveillé, des étincelles fortent de fes yeux, il voit Brama refplendiffant de lumière, il a des extafes, & cette maladie devient fouvent incurable.

La chofe la plus rare eft de joindre la raison avec l'enthousiasme; la raison confifte à voir toujours les chofes comme elles font. Celui qui dans l'ivrefsse voit les objets doubles eft alors privé de la raifon.

L'enthousiasme eft précisément comme le vin ; il peut exciter tant de tumulte dans les vaiffeaux fanguins, & de fi violentes vibrations dans les nerfs, que la raifon en eft tout-à-fait détruite. Il peut ne caufer que de légères fecouffes qui ne faffent que donner au cerveau un peu plus d'activité; c'eft ce qui arrive dans les grands mouvemens d'éloquence, & furtout dans la poëfie fublime. L'enthousiasme raisonnable eft le partage des grands poëtes.

Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art, c'eft ce qui fit croire autrefois qu'ils étaient infpirés des Dieux, & c'eft ce qu'on n'a jamais dit des autres artistes.

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Comment le raisonnement peut-il gouverner l'enthoufiafme? c'eft qu'un poëte deffine d'abord l'ordonnance de fon tableau ; laraifon alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages & leur donner le caractère des paffions? alors l'imagination s'échauffe, l'enthousiasme agit:c'eft un courfier qui s'emporte dans fa carrière. Mais la carrière eft réguliérement tracée.

L'enthousiasme eft admis dans tous les genres de poéfie où il entre du fentiment : quelquefois même il fe fait place jusque dans l'églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile.

Jam mihi per rupes videor Lucofque fonantes
Ire: libet Partho torquere Cydonia cornu

Spicula: tamquam hæc fint noftri medicina furoris,
Aut Deus ille malis hominum mitefcere difcat.

Le ftyle des épîtres, des fatires réprouve l'enthoufiafme; auffi n'en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau & de Pope.

Nos odes, dit-on, font de véritables champs d'enthousiasme; mais comme elles ne fe chantent point parmi nous, elles font fouvent moins des odes que des ftances, ornées de réflexions ingénieufes. Jetez yeux fur la plupart des ftances de la belle ode à la Fortune de Jean-Baptifte Rouffeau

les

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus :
Vous verrez un roi respectable,
Humain, généreux, équitable,

Un roi digne de vos autels;
Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Ce couplet eft une courte differtation fur le mérite perfonnel d'Alexandre & de Socrate; c'eft un fentiment particulier,un paradoxe. Il n'eft point vrai qu'Alexandre fera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui fubjugua l'Afie, qui pleura Darius, qui punit fes meurtriers, qui refpecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonime, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en fi peu de temps, ne fera jamais le dernier des mortels.

Tel qu'on nous vante dans l'histoire,
Doit peut-être toute fa gloire

A la honte de fon rival :

L'inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Emile
Fit tout le fuccès d'Annibal.

Voilà encore une réflexion philofophique fans aucun enthousiasme. Et de plus, il eft très-faux que les fautes de Varron aient fait tous les fuccès d'Annibal; la ruine de Sagonte, la prife de Turin, la défaite de Scipion père de l'Africain, les avantages remportés fur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trazimène, & tant de favantes marches, n'ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par fa faute. Des faits fi défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une hiftoire?

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