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STRATO N.

La raison n'est pas toujours si irrésolue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu'elle fasse elle-même; mais sur combien de choses très-considérables a-t-elle des idées nettes, d'où elle tire des conséquences qui ne le sont pas moins?

R. D'UR BI N.

Je suis fort trompé, si elles ne sont en petit nombre, ces idées nettes.

STRATO N.

Il n'importe; on ne doit ajouter qu'à elles une foi entière.

R. D'UR BIN.

Cela ne se peut, parce que la raison nous propose un trop petit nombre de maximes certaines et que notre esprit est fait pour en croire davantage. Ainsi, le surplus de son inclination à croire va au profit des préjugés, et les fausses opinions achèvent de la remplir.

STRATO N.

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Et quel besoin de se jetter dans l'erreur? Ne peut-on pas dans les choses douteuses suspendre son jugement? La raison s'arrête, quand elle ne sait quel chemin prendre.

R. D'UR BIN.

faire

Vous dites vrai; elle n'a point alors d'autre secret, pour ne point s'écarter, que de ne pas un seul pas; mais cette situation est un état violent pour l'esprit humain; il est en mouvement, il faut qu'il aille. Tout le monde ne sait pas douter on a besoin de lumières pour y parvenir, et de force pour s'en tenir-là. D'ailleurs, le doute est sans action, et il faut de l'action parmi les hommes.

STRATO N.

Aussi doit-on conserver les préjugés de la coutume pour agir comme un autre homme; mais on doit se défaire des préjugés de l'esprit, pour penser

en homme sage.

R. D'UR BI N.

Il vaut mieux les conserver tous. Vous ignorez apparemment les deux réponses de ce vieillard Samnite, à qui ceux de sa nation envoyèrent demander ce qu'ils avoient à faire, quand ils eurent enfermé dans le Pas des Fourches Caudines toute l'armée des Romains feurs ennemis mortels, et qu'ils furent en pouvoir d'ordonner souverainement de leur destinée. Le vieillard répondit que l'on passât au fil de l'épée tous les Romains. Son avis parut trop dure et trop cruel, et les Samnites renvoyèrent vers lui pour lui en représenter les incon

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véniens. Il répondit que l'on donnât la vie à tous les Romains, sans conditions. On ne suivit ni l'un ni l'autre conseil, et on s'en trouva mal. Il en va de même des préjugés; il faut les conserver tous, ou les exterminer tous absolument. Autrement ceux dont vous vous êtes défait vous font entrer en défiance de toutes les opinions qui vous restent. Le malheur d'être trompé sur bien des choses, n'est pas récompensé par le plaisir de l'être sans le savoir; et vous n'avez ni les lumières de la vérité, ni l'agrément de l'erreur.

STRATO N.

S'il n'y a pas de moyen d'éviter l'alternative que vous proposez, on ne doit pas balancer à prendre son parti. Il faut se défaire de tous ses préjugés. R. D'UR BIN.

de

Mais la raison chassera de notre esprit toutes ses anciennes opinions, et n'en mettra pas d'autres en la place. Elle y causera une espèce de vuide. Et qui peut le soutenir? Non, non, avec aussi peu raison qu'en ont les hommes, il leur faut autant de préjugés qu'ils ont accoutumé d'en avoir. Les préjugés sont le supplément de la raison. Tout ce qui manque d'un côté, on le trouve de l'autre.

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DIALOGUE VI.

LUCRÈCE, BARBE PLOMBERGE.

VOUS

B. PLO M BERG E.

ous ne voulez pas me croire; cependant il n'y a rien de plus vrai. L'empereur Charles V eut avec la princesse que je vous ai nommée, une intrigue à laquelle je servis de prétexte; mais la chose alla plus loin. La princesse me pria de vouloir bien aussi être la mère d'un petit Prince qui vint au jour, et j'y consentis pour lui faire plaisir. Vous voilà bien étonnée! N'avez-vous pas oui-dire que quelque mérite qu'ait une personne, il faut qu'elle se mette encore au-dessus de ce mérite par le peu d'estime qu'elle en doit faire; que les gens d'esprit, par exemple, doivent être en cette manière au-dessus de leur esprit même ? Pour moi, j'étois au-dessus de ma vertu; j'en avois plus que je ne me souciois d'en avoir.

LUCRE CE.

Bon! vous badinez; on ne peut jamais en avoir trop.

B. PLOM BERGE.

Sérieusement, qui voudroit me renvoyer au monde, à condition que je serois une personne

accomplie, je ne crois pas que j'acceptasse le parti : je sais qu'étant si parfaite, je donnerois du chagrin à trop de gens; je demanderois toujours à avoir quelque défaut ou quelque foiblesse pour la consolation de ceux avec qui j'aurois à vivre.

LUCRE CE.

C'est-à-dire, qu'en faveur des femmes qui n'avoient pas tant de vertu, vous aviez un peu adouci la vôtre ?

B. PLOM BERGE.

J'en avois adouci les apparences, de peur qu'elles ne me regardassent comme leur accusatrice auprès du public, si elles m'eussent cru beaucoup plus sévère qu'elles.

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Elles vous étoient en vérité fort obligées, et sur-tout la Princesse, qui étoit assez heureuse d'avoir trouvé une mère pour ses enfans. Et ne vous en donna-t-elle qu'un ?

Non.

B. PLOMBERG E.

LUCRE CE.

Je m'en étonne; elle devoit profiter davantage de la commodité qu'elle avoit, car vous ne vous cumbarrassiez point du tout de la réputation.

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