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disoit; car les femmes ont un instinct admirable. Les trois ou quatre mots que dit ce jeune Hollandois, qu'elle n'avoit pas entendus, lui tinrent plus à l'esprit que toute la harangue des ambassadeurs; et aussi-tôt qu'ils furent sortis, elle voulut s'assurer de ce qu'elle avoit pensé. Elle demanda à ceux à qui avoit parlé ce jeune homme, ce qu'il leur avoit dit. Ils lui répondirent, avec beaucoup de respect, que c'étoit une chose qu'on n'osoit redire à une grande reine, et se défendirent long-temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit de son autorité absolue, elle apprit que le Hollandois s'étoit écrié tout bas: Ah! voilà une femme bien faite, et avoit ajouté quelque expression assez grossière, mais vive, pour marquer qu'il la trouvoit à son gré. On ne fit ce récit à la reine qu'en tremblant; cependant il n'en arriva rien autre chose, sinon que, quand elle congédia les ambassadeurs, elle fit au jeune Hollandois un présent fort considérable. Voyez comme au travers de tous les plaisirs de grandeur et de royauté dont elle étoit environnée, ce plaisir d'être trouvée belle alla la frapper vivement.

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Mais enfin elle n'eût pas voulu l'acheter par la perte des autres. Tout ce qui est trop simple n'accommode point les hommes. Il ne suffit pas que

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les plaisirs touchent avec douceur; on veut qu'ils agitent et qu'ils transportent. D'où vient que la vie pastorale, telle que les poëtes la dépeignent, n'a jamais été que dans leurs ouvrages, et ne réussiroit pas dans la pratique? Elle est trop douce et trop unie.

M.

D'ANGLETERRE.

J'avoue que les hommes ont tout gâté. Mais d'où vient que la vue d'une cour la plus superbe et la plus pompeuse du monde les flatte moins que les idées qu'ils se proposent quelquefois de cette vie pastorale ? C'est qu'ils étoient faits pour elle.

A. DE BRETAGNE.

Ainsi le partage de vos plaisirs simples et tranquilles, n'est plus que d'entrer dans les chimères que les hommes se forment?

M.

D'ANGLETERRE.

Non, non. S'il est vrai que peu de gens aient le goût assez bon pour commencer par ces plaisirs-là, du moins on finit volontiers par eux, quand on le peut. L'imagination a fait sa course sur les faux objets, et elle revient aux vrais.

DIALOGUE II.

CHARLES V, ERASM E.

N'EN

ERASM E.

'EN doutez point; s'il y avoit des rangs chez les morts, je ne vous céderois pas la préséance.

CHARLE S.

Quoi! un grammairien, un savant, et pour dire encore plus, et pousser votre mérite jusqu'où il peut aller, un homme d'esprit prétendroit l'emporter sur un Prince qui s'est vu maître de la meilleure partie de l'Europe?

ERASM E.

Joignez-y encore l'Amérique, et je ne vous en craindrai pas davantage. Toute cette grandeur n'étoit pour ainsi dire qu'un composé de plusieurs hasards; et qui désassembleroit toutes les parties dont elle étoit formée, vous le feroit voir bien clairement. Si Ferdinand, votre grand-père, eût été homme de parole, vous n'aviez presque rien en Italie; si d'autres princes que lui eussent eu l'esprit de croire qu'il y avoit des Antipodes, Christophe Colomb ne se fût point adressé à lui, et l'Amérique n'étoit point au nombre de vos Etats;

si après la mort du dernier duc de Bourgogne, Louis XI eût bien songé à ce qu'il faisoit, l'héritière de Bourgogne n'étoit point pour Maximilien, ni les Pays-Bas pour vous; si Henri de Castille, frère de votre grand'-mère Isabelle, n'eût point été en mauvaise réputation auprès des femmes, ou si sa femme n'eût point été d'une vertu assez douteuse, la fille de Henri eût passé pour être sa fille, et le royaume de Castille vous échappoit.

CHARLES.

Vous me faites trembler. Il me semble qu'à l'heure qu'il est, je perds, ou la Castille, ou les Pays-Bas, ou l'Amérique, ou l'Italie.

ERASM E.

N'en raillez point. Vous ne sauriez donner un peu plus de bon sens à l'un, ou de bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beaucoup. Il n'y a pas jusqu'à l'impuissance de votre grand-oncle, ou jusqu'à la coquetterie de votre grand'-tante, qui ne vous soient nécessaires. Voyez combien c'est un édifice délicat, que celui qui est fondé sur tant de choses qui dépendent du hasard.

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En vérité, il n'y a pas moyen de soutenir un examen aussi sévère que le vôtre. J'avoue que vous faites disparoître toute ma grandeur et tous mes

titres.

ERASM E.

Ce sont-là pourtant ces qualités dont vous prétendiez vous parer; je vous en ai dépouillé sans peine. Vous souvient-il d'avoir oui-dire que l'Athénien Cimon, ayant fait beaucoup de Perses prisonniers, exposa en vente d'un côté leurs habits, et de l'autre leurs corps tout nuds ; et que comme les habits étoient d'une grande magnificence, il y eut presse à les acheter; mais que pour les hommes personne n'en voulut? De bonne-foi, je crois que ce qui arriva à ces Perses - là, arriveroit à bien d'autres, si l'on séparoit leur mérite personnel d'avec celui que la fortune leur a donné.

CHARLES.

Mais quel est ce mérite personnel?

ERASM E.

Faut-il le demander? Tout ce qui est en nous. L'esprit, par exemple; les sciences.

CHARLE S.

Et l'on peut avec raison en tirer de la gloire?

ERASM E.

Sans doute. Ce ne sont pas des biens de fortune, comme la noblesse ou les richesses.

CHARLES.

Je suis surpris de ce que vous dites. Les sciences

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