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abaisser ses contemporains. Quand nous vivions, nous estimions nos ancêtres plus qu'ils ne méri toient; et à présent, notre postérité nous estime plus que nous ne méritons: mais et nos ancêtres, et nous, et notre postérité, tout cela est bien égal; et je crois que le spectacle du monde seroit bien ennuyeux pour qui le regarderoit d'un certain œil, car c'est toujours la même chose.

MONTAIGNE.

J'aurois cru que tout étoit en mouvement, que tout changeoit, et que les siècles différens avoient Ieurs différens caractères, comme les hommes. En effet, ne voit-on pas des siècles savans, et d'autres qui sont ignorans? n'en voit-on pas de naïfs, et d'autres qui sont plus raffinés? n'en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers ? SOCRATE.

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Et pourquoi donc n'y auroit-il pas des siècles plus vertueux, et d'autres plus méchans?

SOCRATE.

Ce n'est pas une conséquence. Les habits changent; mais ce n'est pas à dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossiereté, la science ou l'ignorance, le plus ou le moins

d'une certaine naïveté, le génie sérieux ou badin, ce ne sont-là que les dehors de l'homme, et tout cela change mais le cœur ne change point, et tout l'homme est dans le cœur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d'être savant peut venir; on est intéressé, mais la mode d'être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité, pour y faire une mode de vertu et de droiture.

MONTAIGNE.

Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également? Il pourroit y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.

SOCRAT E.

Tout au plus il y auroit quelqu'inégalité imperceptible. L'ordre général de la nature a l'air bien

constant.

DIALOGUE

DIALOGUE IV.

L'EMPEREUR ADRIEN, MARGUERITE

D'AUTRICHE.

M. D'AUTRICHE.

U'AVEZ-VOUS? je vous vois tout échauffé.
ADRIEN.

Je viens d'avoir une grosse contestation avec Caton d'Utique, sur la manière dont nous sommes morts l'un et l'autre. Je prétendois avoir paru dans cette dernière action plus philosophe que lui,

M. D'AUTRICHE.

Je vous trouve bien hardi d'oser attaquer une mort aussi fameuse que la sienne. Ne fût-ce pas quelque chose de fort glorieux, que de pourvoir à tout dans Utique, de mettre tous ses amis en sûreté, et de se tuer lui-même, pour expirer avec la liberté de sa patrie, et pour ne pas tomber entre les mains d'un vainqueur, qui cependant lui auroit infailliblement pardonné ?

ADRIEN.

Oh! si vous examiniez de près cette mort-là, vous y trouveriez bien des choses à redire. Premièrement, il y avoit si long-temps qu'il s'y pré

Tome I.

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paroit, et il s'y étoit préparé avec des efforts si visibles que personne dans Utique ne doutoit que Caton ne se dût tuer. Secondement, avant que de se donner le coup, il eut besoin de lire plusieurs fois le dialogue où Platon traite de l'immortalité de l'ame. Troisièmement, le dessein qu'il avoit pris le rendoit de si mauvaise humeur, que s'étant couché, et ne trouvant point son épée sous le chevet de son lit (car comme on devinoit bien ce qu'il avoit envie de faire, on l'avoit ôtée de-là), il appella pour la demander un de ses esclaves et lui déchargea sur le visage un grand coup de poing, dont il lui cassa les dents : ce qui est si vrai, qu'il retira sa main toute ensanglantée.

M. D'AUTRICHE.

J'avoue que voilà un coup voilà un coup de poing qui gâte bien cette mort philosophique.

ADRIEN.

Vous ne sauriez croire quel bruit il fit sur cette épée ôtée, et combien il reprocha à son fils et à ses domestiques, qu'ils le vouloient livrer à César, pieds et poings liés. Enfin, il les gronda tous de telle sorte, qu'il fallut qu'ils sortissent de la chambre, et le laissassent se tuer,

M.

D'AUTRICHE.

Véritablement les choses pouvoient se passer

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d'une manière un peu plus tranquille. Il n'avoit qu'à attendre doucement le lendemain pour se donner la mort il n'y a rien de plus aisé que de mourir quand on le veut; mais apparemment les mesures. qu'il avoit prises en comptant sur sa fermeté, étoient prises si juste, qu'il ne pouvoit plus attendre, et il ne se fût peut-être pas tué, s'il eût différé d'un jour.

ADRIEN.

Vous dites vrai, et je vois que vous vous connoissez en morts généreuses.

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Cependant, on dit qu'après qu'on eut apporté cette épée à Caton, et que l'on se fut retiré, il s'endormit et ronfla. Cela seroit assez beau.

ADRIEN.

Et le croyez-vous? Il venoit de quereller tout le monde, et de battre ses valets: on ne dort pas si aisément après un tel exercice. De plus, la main dont il avoit frappé l'esclave, lui faisoit trop de mal pour lui permettre de s'endormir; car il ne put supporter la douleur qu'il y sentoit, et il se la fit bander par un médecin, quoiqu'il fût sur le point de se tuer. Enfin, depuis qu'on lui eut apporté son épée jusqu'à minuit, il lut deux fois le dialogue de Platon. Or, je prouverois bien, par

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