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fournir ou les sentimens ou les aventures des amans; questions si ingénieuses pour la plupart, et si fines, que celles de nos romans modernes ne sont souvent que les mêmes, ou ne les surpas→ sent pas mais il est vrai que sur ces sortes de sujets, l'étude des anciens et les livres ne sont pas si nécessaires. Vous n'avez pas voulu, messieurs, vous parer beaucoup de tout cet éclat qui ne vient que de vos ancêtres mais avec ceux qui ne font pas valoir leur noblesse, on est d'autant plus obligé à s'en souvenir et à faire sentir qu'on s'en souvient. Une ancienne possession d'esprit est certainement un avantage. Ou c'est un don du climat, s'il y en a de privilégiés : et quel climat le devroit être plus que le vôtre? ou c'est un motif qui anime et qui encourage; c'est une gloire déja acquise qui devient la semence d'une nouvelle.

Combien de talens semés assez indifféremment en tous lieux, périssent faute d'être cultivés! Les Académies préviennent ces pertes dans les différens départemens dont on leur a en quelque sorte confié le soin; elles mettent en valeur des bienfaits de la nature, dont on n'eût presque retiré aucun fruit. Rome envoyoit des colonies dans les provinces de son empire, parce qu'elle n'y eût pas trouvé des Romains tout formés : mais chez nous il se formera des Romains, pour ainsi dire, loin de Rome; et qui sait s'il n'y en aura pas quelques-uns que la capitale enviera, et qu'elle enlevera même aux provinces ?

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REPONSE

DE FONTENELLE,

Doyen de l'Académie Françoise, et alors directeur, à M. MIRABAUD, lorsqu'il y fut reçu le 28 septembre 1726.

MONSIEUR,

ON craint quelquefois que les lettres ne conservent pas encore long-temps dans ce royaume, tout l'éclat qu'elles ont acquis; il semble qu'elles ne soient plus assez considérées : et en effet une certaine familiarité que l'on a contractée avec elles, peut leur être nuisible. Beaucoup plus d'excellens ouvrages ont porté tous les genres d'écrire à un point qu'il seroit très difficile de passer; et dès que l'esprit ne s'élève plus, on croit qu'il tombe. La prompte décadence des Grecs et des Romains nous fait peur; car nous pouvons, sans trop de vanité, nous appliquer ces grands exemples. Cependant quand une place de l'Académie Françoise Tome I.

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est à remplir, quel est notre embarras? c'est le nombre des bons sujets. Nous perdons M. le duc de la Force, qui joignoit à une grande naissance et à une grande dignité plus de goût pour toute sorte de littérature que la naissance et les dignités n'en souffrent ordinairement, et même plus de talens qu'il n'osoit en laisser voir; et aussi-tôt notre choix est balancé entre plusieurs hommes, tous recommandables par différens endroits, et dont le nombre est si grand par rapport à l'espèce dont ils sont, qu'il fait presque une foule. Vous avez été choisi Monsieur; mais dans la suite vous vous donnerez vous-même pour confrères ceux qui ont été vos rivaux, et cette rivalité vous déterminera en leur faveur.

Ç'a été votre belle traduction de la Jérusalem du Tasse qui a brigué nos voix. La renommée n'a encore depuis trois mille ans consacré que trois noms dans le genre du poëme épique, et le nom du Tasse est le troisième. Il faut que les nations. les plus jalouses de leur gloire, les plus fières de leur succès dans toutes les autres productions de l'esprit, cèdent cet honneur à l'Italie.

Mais il arrive le plus souvent que les noms sont, sans comparaison, plus connus que les ouvrages qui ont fait connoître les noms. Les auteurs célèbres des siècles passés ressemblent à ces rois d'orient, que les peuples ne voient presque jamais, et dont

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l'autorité n'en est pas moins révérée. Vous avez appris aux François combien étoit estimable ce poëte italien qu'ils estimoient déja tant: dès qu'il a parlé par votre bouche, il a été reçu par-tout; par-tout il a été applaudi : les hommes ont trouvé dans son ouvrage tout le grand du poëme épique, et les femmes tout l'agréable du roman. L'envie et la critique n'ont pas eu la ressource de pouvoir attribuer ce grand succès aux seules beautés du Tasse: il perdoit les charmes de la poésie; il perdoit les graces de sa langue; il perdoit tout, si vous ne l'eussiez dédommagé : le grand, l'agréable, tout eût disparu par un style, je ne dis pas foible et commun, mais peu élevé et peu élégant. Aussi le public a-t-il bien su démêler ce qui vous appartenoit, et vous donner vos louanges à part. Sa voix, qui doit toujours prévenir les nôtres, vous indiqua dès-lors à l'Académie.

Voilà votre titre, Monsieur; et nous ne comptons pas la protection que vous avez d'un prince, la seconde tête de l'état. Ces grandes protections sont une parure pour le mérite; mais elles n'en sont pas un : et quand on veut les employer dans toute leur force, quand on ne veut pas qu'elles trouvent de résistance, osons le dire, elles déshonorent le mérite lui-même. Tous les suffrages auront été unanimes: mais quelle triste unanimité! On aura été d'accord, non à préférer celui qu'on nomme

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mais à redouter son protecteur. Pour vous, Monsieur, vous avez le bonheur d'appartenir à un prince, dont la modération, dont l'amour pour l'ordre et pour la règle, qualités si rares et si héroïques dans ceux de son rang, vous ont sauvé l'inconvénient d'être protégé avec trop de hauteur, et appuyé d'un excès d'autorité qui fait tort. Nous avons senti qu'il ne permettoit pas à son grand nom d'avoir tout son poids naturel : et le moyen d'en douter, après qu'il avoit déclaré expressément qu'il aimoit mieux de gêner que sa recommandation fût sans effet, que la liberté de l'Académie? Il savoit, j'en conviens, qu'il pouvoit se fier à vos talens, et à la connoissance que nous en avions: mais un autre en eût été d'autant plus impérieux, qu'il eût été armé de la raison et de la justice. Nous avons droit d'espérer, ou plutôt nous devons absolument croire qu'un exemple parti de si haut sera désormais une loi, et votre élection aura eu cette heureuse circonstance d'affermir une liberté qui nous est si nécessaire et si précieuse.

J'avouerai cependant, et peut-être, Monsieur, ceci ne devroit-il être qu'entre vous et moi, que mon suffrage pourroit n'avoir pas été tout-à-fait aussi libre que ceux du reste de l'Académie. Vous savez qui m'a parlé pour vous. On en est quitte envers la plus haute naissance pour respects qui lui sont dûs: mais la beauté et les graces qui se

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