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Sous les Césars,

romain. Les derniers Stoïciens. l'opposition est stoïcienne. La tyrannie des empereurs fit du stoïcisme « une foi ardente, une sorte de religion des grandes âmes, qui eut ses dévots et ses martyrs ». On s'attachait désespérément à cette consolation de sentir que la liberté de la pensée est inviolable. « Je veux commander à tes pensées.

Et qui donc t'a donné ce pouvoir? Comment peux-tu vaincre les pensées et les volontés d'autrui? Par la terreur. Tu ignores alors que c'est lui-même qui se livre et qui s'asservit. Rien ne peut dompter la volonté que la volonté elle-même... » (Épictète.) Il y avait dans cette

fière liberté des âmes une limite infranchissable où s'arrêtait la toute-puissance des empereurs. Le philosophe n'est plus un homme d'école, un logicien qui doit prévoir et réfuter les objections d'un adversaire subtil; il faut qu'il donne force et courage; il a moins besoin d'esprit que de cœur, de logique que d'enthousiasme. La philosophie devient une prédication; on écoute les entretiens du maitre comme la voix de sa propre conscience. Le philosophe est « l'envoyé de Dieu »; il réveille l'âme par ses remontrances, par ses exhortations, il la ranime par ses bonnes paroles, jusqu'à ce qu'il lui ait rendu le sentiment de sa force et de sa dignité. On demande un philosophe, comme les chrétiens demandent un prêtre. Chaque grande maison a son philosophe, comme chez nous on avait au XVII° siècle son confesseur et son directeur de conscience. Après ses adieux à sa famille, Thraséas écoute avec recueillement les paroles du cynique Démétrius sur l'immortalité de l'âme. (Voir Martha, les Moralistes sous l'empire romain.)

Sénèque est un de ces directeurs de consciences. Précepteur de Néron, mêlé aux intrigues et même aux crimes de la cour impériale, il sut racheter par une belle mort les faiblesses de sa vie. C'est un médecin de l'âme, psychologue et moraliste, qui traite par correspondance les maladies morales. « Ce n'est pas le temps, dit-il, de s'amuser à des jeux de dialectique! Philosophe, ce sont des infirmes et des misérables qui te font appeler auprès d'eux. Tu dois porter secours aux naufragés, aux captifs, aux malades, aux indigents, à ceux qui ont déjà la tête sous la hache. Tu l'as promis. Un jeune capitaine aux gardes est pris de mélancolie, d'un désespoirsans cause: Sénèque lui montre la vanité de ses douleurs fictives. Une femme perd son fils: il lui envoie ses consolations. En même temps, il attaque l'esclavage, les jeux du cirque; il prêche la tolérance et la charité. « On se trompe, si l'on pense que la servitude descende et pénétre dans l'homme tout entier : la meilleure partie de l'homme

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échappe à l'esclavage, et lorsque le corps est au maître, l'âme est libre et s'appartient. » Ce sont des criminels qu'on force à combattre et à s'entre-tuer dans le cirque; « mais vous, malheureux, quel crime avez-vous commis pour être condamnés à la vue de ce spectacle? Vous ne comprenez pas que l'exemple de cruauté que vous donnez peut retomber sur vous. >>

Néron, Vespasien et Domitien chassèrent les philosophes de Rome et de l'Italie. Mais peu à peu les idées stoïciennes, à force d'être exprimées, pénétraient tous les esprits. Si elles ne réussissaient pas à transformer les mœurs, elles modifiaient l'opinion publique. Les déclamateurs et les Sophistes, dans leurs thèses contradictoires, opposaient le droit naturel au droit civil et contribuaient à répandre les principes du stoïcisme. Les grandes idées de la justice et de la charité, de la cité universelle, du droit commun à tous les hommes, sont devenues banales. Les jurisconsultes de Rome Gaïus, Paul, Ulpien, Papinien, parlent le langage du stoïcisme. Ils ne contestent pas les principes de la philosophie, ils en partent, et ils ne les sacrifient qu'à la nécessité de ne pas bouleverser l'ordre établi. « En ce qui concerne le droit naturel, dit Ulpien, tous les hommes naissent libres, tous sont égaux; » s'il en est ainsi, « l'assujettissement de l'homme par l'homme est une institution du droit des gens contraire à la nature, qui originairement nous a faits tous libres ». Les jurisconsultes n'osent pas attaquer l'esclavage, demander sa suppression, mais de plus en plus ils tendent à considérer les esclaves comme des hommes, soumis au même droit que tout le monde. « Le contrat, dit encore Ulpien, tire son origine de l'affection réciproque et du désir de se rendre service, car la société repose sur un certain droit de fraternité. » « La peine, dit Paul, est établie pour l'amélioration des hommes. » Tous ces principes du droit romain témoignent assez de l'influence croissante du stoïcisme; mais dans l'application les jurisconsultes tiennent compte des lois établies et trop souvent se contentent d'atténuer les injustices traditionnelles.

Déjà Sénèque a des mots qui font songer au christianisme; l'esprit des derniers Stoïciens est encore plus près de la religion nouvelle. L'orgueil du sage devient l'humilité du saint. L'expérience de la faiblesse humaine ne laisse plus l'espoir de faire l'homme divin. Il faut éviter l'orgueil et le désespoir, ne pas s'abuser sur la valeur de la vie présente, sans la trop mépriser, puisqu'elle permet l'exercice de la vertu. Suivant Épictète (mort vers 125 ap. J-C.), il y a des choses qui dépendent de nous, et des choses qui ne dépendent pas de nous (èq’hμïv — tà oùx è'uiv). Ce qui dépend de nous, c'est notre pensée; ce qui ne dépend pas de nous, c'est le bonheur, la richesse, la gloire, tous les biens extérieurs. Attachons-nous à ce dont nous pouvons disposer, rien ne pourra nous atteindre. Si nous sommes tentés de regretter ce qui semble aux hommes le bonheur, réfléchissons au peu de valeur de ces biens, qui empruntent leurs séductions aux erreurs de l'opinion. Le mépris de la vie présente, la résignation, qui n'est que la conscience de la raison souveraine, de la bonté providentielle qui veille sur le monde: voilà ce qui caracté

rise cette dernière phase du stoïcisme. C'est en Dieu que nous devons chercher notre appui; « souviens-toi de Dieu, dit Épictète, invoquele, afin qu'il te secoure et t'assiste. » Toute la philosophie est dans le fiat voluntas tua, ou encore dans la maxime fameuse sustine et abstine.

<«< O monde, dit Marc-Aurèle, j'aime ce que tu aimes, donne-moi ce que tu veux, reprends-moi tout ce que tu récuses; tout ce qui t'accommode m'accommode; tout vient de toi, tout rentre en toi. Un personnage de théâtre dit: Bien-aimée cité de Cécrops! Et moi ne dirai-je point: Bien-aimée cité de Jupiter! » La vraie liberté se confond avec la résignation, parce que dans le monde tout est conforme à la raison, et que s'indigner contre ce qui paraît un mal, c'est s'indigner contre Dieu même.

La philosophie suit le mouvement de la civilisation antique. Au début, la justice et l'humanité ne dépassent pas les étroites limites de la cité. Les guerres médiques rapprochent un instant tous les Grecs et leur font pressentir, avec l'unité de leur race, la communauté de leurs droits. La guerre du Péloponèse, l'opposition des aristocraties et des démocraties, les luttes san glantes et stériles, n'arrêtent pas la marche des idées. Platon et Aristote proclament que les Grecs sont naturellement amis et frères des Grecs. Mais les Barbares, l'immense majorité du genre humain, restent en dehors de la société humaine; ils ne sont, suivant Aristote, que la matière servile de la civilisation hellénique. Alexandre s'affranchit des préjugés de son maître et veut unir les Grecs et les Barbares dans une même culture et dans un droit commun. Les Épicuriens, par relâchement et indifférence, méprisent les vertus et l'intolérance du citoyen grec : la paix doit régner entre tous les êtres qui, possédant la raison, peuvent faire entre eux des conventions et des pactes. Les Stoïciens, par le juste sentiment de la dignité humaine, proclament l'égalité et la fraternité de tous les ètres en qui la raison divine prend conscience d'elle-même. Les Romains n'ont pas inventé un système original, mais ils ont réalisé les idées de la Grèce. La cité universelle n'était qu'une théorie, un rêve; ils l'ont presque fondée par leurs conquêtes, et plus encore par l'universalité de leur droit. « Cette grande ville, dit Pline l'Ancien, paraissait avoir été choisie par la Providence pour unir en un seul corps les empires épars et divisés, pour adoucir les mœurs, pour rapprocher par le commerce d'une langue unique tant de peuples aux idiomes barbares et discordants, en un mot, pour devenir la patrie universelle du genre humain et pour donner à l'homme l'humanité. » (Cité par M. Denis.)

CHAPITRE VII

DERNIÈRE PÉRIODE DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE.
L'ÉCOLE D'ALEXANDRIE.

Caractères de la dernière période de la philosophie grecque. - Les prédécesseurs du néo-platonisme. Les conquêtes d'Alexandre, en rapprochant les Grecs et les Barbares, avaient rendu possible le cosmopolitisme stoïcien. La cité antique, dont les dieux n'étaient que les premiers des citoyens et qui ne se soutenait que par l'esclavage, n'avait plus été regardée comme l'idéal de la société humaine. Au-dessus de tous les dieux particuliers s'était élevée l'âme universelle, raison suprême à laquelle participent tous les hommes, et du même coup au-dessus des cités la cité universelle, patrie de tous les êtres raisonnables. L'unité de l'empire romain eut une influence semblable sur le déve loppement de la pensée. L'Italie, la Grèce et l'Orient formaient un nouveau monde politique, auquel devait répondre un nouveau monde philosophique. La philosophie n'a plus son centre et comme sa capitale à Athènes, la ville grecque par excellence, mais à Alexandrie, la ville cosmopolite, où se coudoient les Juifs, les Égyptiens, les Grecs et les Romains. Fondée par Alexandre, enrichie par les Ptolémées d'une bibliothèque unique, peuplée de savants, Alexandrie est le point de rencontre des deux mondes.

Dans cette dernière période, la philosophie unit aux traditions scientifiques de l'hellénisme les ambitions démesurées du mysticisme oriental. Les religions populaires étaient désormais trop au-dessous des idées morales de l'humanité. D'autre part, le scepticisme laissait les âmes dépourvues. A Rome, toutes les superstitions étrangères trouvaient des partisans; les charlatans de la Perse et de la Chaldée avaient leurs clients; les cultes d'Isis, de Sérapis et de Mithra leurs dévots. « C'est le temps de l'astrologie, de la magie, et de mille croyances étranges sur Dieu, sur les démons, sur l'âme et sur l'autre monde, qui de toutes parts débordaient de l'Orient sur l'Occident... A force de ne plus croire, on en était venu à ne plus croire que l'impossible et l'absurde. Épicure et les Sceptiques avaient fait tous leurs efforts pour chasser le divin des esprits, et ils paraissaient n'avoir que trop réussi. Mais le divin y rentrait avec violence et par toutes les voies, au risque d'y porter le trouble et la démence. * (Denis, Hist. des Idées morales, t. 11, p. 277.) Les philosophes n'échappent pas à l'inquiétude religieuse qui tourmentait les ames aux premiers siècles de l'ère chrétienne : ils sont surtout préoccupés de la science du divin; leur phi losophie est une theosophie; leur dialectique s'achève par l'enthousiasme et par l'extase.

L'école néo-platonicienne d'Alexandrie ne fut constituée qu'au commencement du siècle après Jésus-Christ, par Ammonius Saccas et Plotin; mais elle fut préparée par un long travail antérieur. Durant deux siècles, l'esprit religieux se mêle à l'esprit philosophique. Pour échapper aux objections des Grecs, les Juifs et les Égyptiens cherchent une interprétation philosophique de leurs vieilles religions. En même temps le pythagorisme renaît et justifie la magie, l'astrologie. On croit, en remontant dans le passé, se rapprocher du divin. Des faussaires composent de toutes pièces des poèmes orphiques, des traités qu'ils attribuent à Pythagore ou à ses disciples immédiats.

L'œuvre de Philon le Juif (né vers 25 ans av. J.-C.) nous montre comment on tentait de concilier les légendes religieuses et les dogmes philosophiques. Philon généralise la méthode d'interprétation depuis longtemps en usage chez les Juifs d'Alexandrie; il unit Moïse, Platon et Zénon. Les livres saints de la Judée contiennent la vérité sous une forme symbolique, il faut savoir l'en dégager. Tout est figure, allégorie. Agar est la science encyclopédique, et Sara l'extase supérieure à la science; Jacob représente la raison qui naît après les sens, mais qui doit les primer. Ainsi se révèle l'identité de la religion grecque et du judaïsme. Platon, comme le dira plus tard Numénius (néo-pythagoricien du me siècle), n'est qu'un Moïse qui parle grec (Movis åttixíçov). Le Dieu suprême est incompréhensible; il est l'Etre pur. Le Verbe, le Logos est l'intermédiaire entre Dieu et le monde; il habite en Dieu comme sa sagesse; il est le lieu des Idées; il est le fils, le premier-né de Dieu. L'esprit (vuz) est issu du Verbe, comme le Verbe est issu de Dieu; il est l'àme du monde, le principe qui l'anime et le pénètre de la sagesse divine. Ainsi, avec Philon, la théologie juive aboutit à la Trinité, à un système de trois principes divins inégaux, descendant par degrés du Dieu inconnu et caché jusqu'au monde. C'est à la même théorie, au moins dans ses traits généraux, que viendra se terminer, avec le néo-platonisme, la philosophie grecque. Vers le même temps (époque de Néron), le plus célèbre des nouveaux Pythagoriciens, Apollonius de Tyane, tentait de réformer le paganisme en le spiritualisant. Sa vie est bien propre à nous éclairer sur l'état des esprits aux premiers siècles de l'ère chrétienne. 11 parcourt la Grèce, l'Italie, l'Asie Mineure, l'Égypte, la Perse et l'Inde, en apôtre et en prophète. Il prêche la charité, le culte intérieur; il fait des miracles; de son vivant et longtemps après sa mort, il est adoré comme un dieu descendu sur la terre. Un jour il disparaît, et ses disciples affirment qu'il est remonté au ciel. Dans son traité sur Isis et Osiris, Plutarque (50-125 ap. J.-C.) nous apprend par quelle subtile exégèse les Égyptiens, comme les Juifs, avaient su retrouver le platonisme dans leurs légendes religieuses. Isis est la matière; Osiris est le Verbe, le Logos; de leur union naît le monde visible ou Horus; mais Typhon, le principe du mal, s'efforce de troubler l'ordre du monde il disperse les membres divins d'Osiris, qu'Isis tâche de rassembler.

Le néo-platonisme. Plotin: Trinité; procession de Dieu; conversion vers Dieu. Toutes ces aspirations un peu vagues, tous ces efforts dispersés, se résument enfin dans un grand système philosophique, le néo-platonisme. Nous savons peu de chose d'Ammonius Saccas, le maître de Plotin. Élevé dans le

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