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conscience légitime du mérite personnel. La douceur se rapporte aux injures qu'il faut repousser sans violence excessive comme sans faiblesse : пpzót; poCóτns Eρl oрrý: « La douceur est un milieu par rapport à la colère. »

Le bonheur et la vertu pour l'homme consistent à être vraiment homme. L'acte humain par excellence est la pensée. Les vertus pratiques font régner dans la vie l'ordre et l'harmonie, qui sont les lois de la raison. Mais ces vertus n'épuisent pas la destinée humaine; elles sont des applications de la pensée; elles ne sont pas la pensée toute pure. Elles sont encore mêlées de matière et de puissance, elles sont un milieu entre deux excès, on ne peut les définir que par les passions contraires. Au-dessus de ces perfections imparfaites il y a la perfection absolue; au-dessus de la vie pratique s'élève la vie contemplative, qui seule donne du prix aux vertus inférieures. L'acte propre de l'homme étant la pensée, le souverain bien de l'homme est la contemplation de l'intelligible. Mais le suprême intelligible, c'est la pure intelligence, c'est la pensée sans autre objet qu'elle-même, la pensée de la pensée. Le terme de la perfection et de la félicité humaines est donc la contemplation, l'acte immobile, dans lequel la pensée se touche, pour ainsi dire, se saisit et se possède elle-même. A ces hauteurs l'âme humaine ne fait qu'un avec l'intelligence divine; elle vit avec elle, en elle, au-dessus de la matière; elle y vit immobile, impassible, immortelle.

Telle est la morale individuelle d'Aristote. Mais l'homme n'est pas solitaire; il vit en perpétuel commerce avec ses semblables, il doit les respecter et les aimer. La justice (6xxtov) n'est plus pour Aristote, comme pour Platon. l'harmonie qui résulte dans l'âme de la possession des autres vertus : elle est une vertu sociale qui consiste à respecter les droits d'autrui. Il faut distinguer la justice commutative et la justice distributive, dont les règles sont différentes. Dans un contrat de vente il y a échange d'une valeur contre une autre: la justice dans ce cas est l'égalité; il faut que les choses échangées soient équivalentes. C'est la justice d'échange ou justice commutative, dont la règle est l'égalité. La justice distributive préside au partage des biens, des honneurs. La règle n'est plus ici l'égalité, mais la proportionnalité. L'égalité serait injuste, puisqu'elle ne tiendrait aucun compte du mérite relatif des personnes. Soit un partage entre deux citoyens : il faut que la première part soit au mérite du premier comme la seconde est au mérite du second: A: B::a: b. Aristote ne veut pas que la justice soit poussée à l'extrême rigueur. La loi est une formule générale; elle s'applique dans les cas les plus fréquents; elle ne prévoit pas les exceptions; elle ne tient pas compte des circonstances. Il faut que Téquité (τὸ ἐπιεικές) adoucisse les duretés de la loi (ἐπανόρθωμα νομίμου δικαίου), qu'elle corrige les injustices de la justice stricte. L'équité est semblable à la règle de plomb des Lesbiens, qui pour mesurer la pierre en suit les formes et les contours.

La justice est la condition de la vie sociale; mais la société qui vraiment convient entre les hommes, c'est l'amitié. Si tous les hommes étaient unis par l'amitié, ils n'auraient plus que faire de la justice; mais si tous étaient justes,

ils ne pourraient encore se passer de l'amitié. Aristote distingue trois sortes d'amitié l'une se fonde sur l'agréable (465), l'autre sur l'utile (popov), la troisième sur le bien (ayx0óv). La première est celle des jeunes gens qui volontiers s'associent pour s'amuser en commun; la seconde est surtout fréquente entre les vieillards, que rapproche l'intérêt; la troisième est la seule amitié véritable, parce qu'elle ne dépend pas d'un caprice ou d'un accident. La plupart des hommes croient que le plus grand bien est d'être aimé, et non d'aimer: rien n'est plus faux; le bonheur naît de l'activité; aimer, c'est agir; être aimé, c'est en un sens pàtir; autant l'action est supérieure à la passivité, autant il vaut mieux aimer qu'être aimé, donner que recevoir. La véritable amitié n'est pas une sympathie superficielle, une inclination passive; c'est une volonté constante du bien et de la félicité d'autrui, c'est une bienveillance et une bienfaisance toujours actives. Aussi n'y a-t-il d'amitié réelle et durable qu'entre les gens de bien. Leur affection ne dépend pas des intérêts et des plaisirs qui passent; elle est solide comme la vertu; ils s'aident à devenir meilleurs, ils se forment, ils se composent l'un sur l'autre; chacun d'eux s'aime et se sent vivre dans un autre lui-même, multipliant sa vie, sa perfection, son bonheur, par la vie, par la perfection, par le bonheur de son ami.

Platon construit a priori sa République idéale; Aristote procède par l'observation et par l'expérience; il étudie toutes les constitutions de la Grèce, il cherche à dégager des faits les lois générales de la vie politique. Platon, qui n'accorde de réalité qu'à ce qui est général, qu'aux Idées, veut détruire dans l'homme l'individu : l'État est un être dont les citoyens sont les éléments, les castes les organes. Pour Aristote, l'État est une réunion d'hommes égaux et libres. Pour supprimer l'égoïsme, Platon supprime la famille et la propriété. Aristote montre que dans la République de Platon nul ne se souciera des enfants, qui, étant à tous, ne seront à personne. Il n'y a d'affection possible qu'entre des individus déterminés. De même, qui se soucie des propriétés communes? Chacun trouve qu'il travaille trop, les autres pas assez. Platon n'a fait qu'exagérer l'égoïsme qu'il voulait détruire. Avec la liberté toute initiative a disparu, et aussi tout bonheur. Qu'importe le bonheur des individus, si l'État est heureux? répond Platon. Mais qu'est-ce que le bonheur de l'État, s'il n'est pas le bonheur des individus qui le composent ? Une vaine abstraction.

Quelle est donc l'origine de l'État? et quelle doit être sa fin? L'homme est un animal fait pour vivre en société av0pшnos pússl Çov Rokitixóv. Celui qui peut vivre seul est au-dessus ou au-dessous de l'espèce humaine : c'est une brute ou un dieu. La société est donc un fait naturel, elle s'impose à l'homme, elle répond à ses penchants comme à ses besoins. C'est la nécessité de vivre qui fonde l'État; mais l'État fondé a une fin plus haute, le bien vivre :ý módis yivoμévy μὲν οὖν τοῦ ζῆν ἕνεκα, οὖσα δὲ τοῦ εὖ ζῆν. La vertu ne peut se développer que dans la cité; la fin de l'État c'est de donner à l'homme tout à

la fois la vertu et le bonheur. Aristote, comme Platon, ne sépare pas la morale de la politique.

Avant de chercher quelle est la forme de gouvernement la plus propre à assurer à l'individu la perfection et le bonheur, voyons quelles sont les conditions les plus générales de la vie en société. La première communauté humaine, c'est la famille: elle comprend les parents, les enfants, les esclaves. Mattre absolu de l'esclave (ôɛonóτns), le père de famille doit commander à sa femme et à ses enfants comme à des personnes libres : à sa femme comme le magistrat aux citoyens dans une république (ñoλttixõ;), à ses enfants royalement (3xλx), en faisant appel à leur affection et à leur respect. La propriété fait le citoyen. Aristote ne cherche pas à fonder moralement le droit de propriété: l'occupation primitive, la conquête et la guerre lui semblent des moyens également légitimes d'acquérir. Mais il a trop le sens politique pour séparer, comme Platon, la propriété de la puissance politique.

Parti de l'étude des cités grecques, Aristote regarde l'esclavage comme une condition nécessaire de la vie en société. Pour que l'homme vive, il faut qu'il trouve des subsistances. Or la terre ne se laboure pas toute seule, la charrue ne se meut pas d'un mouvement spontané; il faut donc à l'homme des instruments vivants: ce sont les esclaves. Il y a des hommes qui n'ont guère de l'humanité que la forme extérieure; ils sont des bras et des jambes, des outils. Ils sont destinés à servir comme de matière à l'existence des hommes véritables. Les esclaves sont incapables d'aucune vertu; et si par hasard on en trouve qui font preuve de tempérance, de courage, de dévouement, c'est que l'âme de leur maître est comme passée en eux et les anime. C'est au maître que revient le mérite de la vertu de l'esclave, comme l'éducation du chien marque surtout l'habileté de celui qui l'a dressé. Cette théorie revient à diviser l'humanité en deux classes d'une part les Grecs, peu nombreux, qui ont le droit de commander; d'autre part les Barbares, incapables de raison, sans autre droit que celui d'obéir. Aristote, en affirmant nettement qu'un homme véritable ne peut être esclave, préparait la doctrine stoïcienne qui rejette l'esclavage par cette seule raison.

Connaissant les conditions générales de la vie politique, nous pouvons nous demander quelle est la meilleure forme de gouvernement. Aristote reconnaît que toutes les constitutions qui ont en vue l'intérêt général sont justes, mais ses préférences sont pour la démocratie modérée. Il n'y a de vrai gouvernement que par la souveraineté de la loi. « Lorsqu'on demande que la loi soit maitresse, on ne demande qu'une chose, c'est que la raison règne avec les lois et par les lois. La loi c'est la raison sans la passion. » Quelle est donc la forme de gouvernement qui, plus que toute autre, assure la souveraineté de la loi ? Est-ce la monarchie absolue? Mais rien ne garantit que le roi gouvernera avec sa raison, et non avec ses passions. Il est dangereux de confier les intérêts de tous à un individu, qui devient le seul citoyen véritable de l'État. En outre, la monarchie a pour conséquence l'hérédité. N'est-il pas déraisonnable d'accepter d'avance pour loi la volonté d'un être dont on ne sait rien encore, pas même s'il ne sera point criminel ou

insensé? Aristote, songeant sans doute à Alexandre, fait une exception en faveur du génie, qui ne peut être soumis aux règles ordinaires, parce qu'il est supérieur et divin. L'aristocratie, c'est la souveraineté de quelques citoyens. Platon voulait que le gouvernement fût aux plus sages, aux meilleurs; ne faut-il pas avouer que la sagesse n'est pas le fait du grand nombre? La meilleure manière d'assurer le règne de la raison, n'est-ce pas de confier le pouvoir aux plus raisonnables? Mais les aristocrates, comme le roi, ont leurs intérêts propres, qui peuvent s'opposer à l'intérêt public; l'oligarchie ne se sacrifiera pas elle-même. Le citoyen est celui qui participe aux fonctions publiques, celui qui vote et qui juge; la meilleure des constitutions est celle qui fait de tous les membres de l'État des citoyens. « La majorité, dont chaque membre n'est pas un homme remarquable, est cependant au-dessus des hommes supérieurs, non pas individuellement, mais en masse. Dans cette multitude, chaque individu a sa part de vertu et de sagesse, et le corps assemblé forme, on peut le dire, un seul homme, qui a des pieds, des mains, des sens innombrables et une intelligence en proportion... Un repas à frais communs est plus splendide que celui dont un seul fait les frais. » Les intérêts individuels, par cela même qu'ils s'opposent, tendent à s'annuler; ce qui reste, c'est l'intérêt commun la loi a l'universalité de la raison sans passion. La meilleure forme de gouvernement est donc la république tempérée, où se modèrent mutuellement la richesse, le mérite et la liberté. Mais pour que ce gouvernement soit possible, il ne faut ni de trop grandes fortunes ni des misères excessives: les unes engendrent une vanité insupportable, les autres une jalousie honteuse. Le salut de la démocratie est dans la classe moyenne, qui maintient l'équilibre entre les riches et les pauvres, évitant les dangers de l'oligarchie et de la démagogie.

La politique de Platon et d'Aristote est une politique de citoyens grecs; tous deux s'efforcent d'entretenir et de fortifier l'esprit de cité, mais tous deux aussi s'élèvent plus haut, jusqu'à l'amour de la Grèce; ils n'admettent la guerre entre les Grecs que dans le cas de légitime défense; ils ne peuvent supporter qu'on mette sur un Grec le joug ignominieux de l'esclavage. « La Grèce est, pour Platon, la nourrice et la mère commune; elle est au fond la véritable patrie, comme Athènes, et non pas telle ou telle bourgade, était la patrie pour les Attiques. Pour Aristote, c'est le pays des hommes libres, par opposition à la Barbarie, où l'on ne trouve qu'un ramassis d'esclaves. C'est là qu'habitent les arts, les lettres, la philosophie, la vertu et la liberté. Ces deux philosophes bornent, il est vrai, l'humanité à la Grèce. Mais avant eux elle était bornée à Sparte, à Thèbes ou à Athènes. L'hellénisme de Platon et d'Aristote était un premier pas en dehors de la cité. » (Denis, Hist. des théories morales dans l'antiquité, t. ler, p. 243.) Alexandre va plus loin que son maitre

Aristote; il dépasse non seulement la cité, mais la Grèce; il semble qu'il entrevoie au delà du droit grec le droit des gens, au delà de l'hellénisme l'humanité. « Les Barbares n'étaient que des esclaves aux yeux d'Aristote, qu'une proie aux yeux de la plupart des Grecs. Alexandre ne vit en eux que des hommes, et il les traita comme des hommes... Il ne fut le plus illustre représentant de la civilisation grecque qu'en s'élevant au-dessus de cette civilisation par son grand cœur et par son génie. Il égala les vaincus aux vainqueurs; il unit les Grecs et les Barbares dans une même culture et dans un droit commun... Dix années lui suffirent pour transformer l'Asie et pour implanter la civilisation grecque en Orient. » (Denis, ibid., p. 252-3.) « Démarate de Corinthe, voyant Alexandre à Suze, s'écria, avec des larmes de joie et de ravissement, que tous ceux qui étaient morts avant de voir Alexandre assis sur le trône de Darius avaient été privés d'un grand bonheur. Pour moi, ce n'est pas ceux à qui il fut donné de voir ce spectacle que j'envie; mais que j'aurais voulu voir ce grand jour, ce jour sacré où Alexandre réunit dans une même tente cent jeunes Persanes et cent Grecs ou Macédoniens qui leur étaient fiancés; où il les reçut tous à une même table et dans des pénates communs; où lui-même, une couronne sur la tête, entonnant le chant d'hyménée, comme un hymne d'amour universel, il célébra la fête d'union de deux grands peuples, fiancé lui-même à une Perse et servant à tous les autres de grand prêtre et de père. » (Plut., Vertu d'Alex., ler Disc., cité par Denis, t. ler, p. 253.)

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Nouveau caractère de la philosophie grecque. État moral et politique de la Grèce. — Dans la longue période qui s'étend des successeurs d'Aristote au 1er siècle de l'ère chrétienne, la philosophie grecque semble découragée des hautes spéculations. On renonce aux Idées de Platon comme au Dieu d'Aristote; on n'élève plus au-dessus de la nature des principes qui la dépassent, au-dessus de la physique la métaphysique. L'objet unique qui désormais préoccupe les philosophes, c'est le souverain bien de l'homme, son bonheur et sa perfection. Le système tout entier est fait pour la morale, qui en doit être la conséquence. Enfin la félicité ne semble possible que par l'absence de trouble, l'ataraxie (àtzpaćíz). Délivrer l'homme des opinions fausses et des passions dangereuses (20x), lui donner avec la sagesse la

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