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dans chacune des choses dont on parle... Le jeune homme qui se sert de cette formule pour la première fois s'en réjouit d'ordinaire autant que s'il avait découvert un trésor de sagesse; la joie le transporte jusqu'à l'enthousiasme, et il n'est point de sujet qu'il ne se plaise à remuer, tantôt le roulant et le confondant en un, tantôt le développant et le divisant par morceaux. » (Platon, Philèbe.) Une tâche nouvelle s'impose au philosophe; trouver les concepts qui permettent d'expliquer ce qui est, les définir, déterminer leurs rapports. Cette recherche des concepts, des idées générales, qui ne changent pas dans l'universel changement et font les choses intelligibles, c'est, à partir de Socrate, le premier objet de la philosophie, le préliminaire de la physique. La méthode de Socrate, la dialectique de Platon, la syllogistique d'Aristote, ne sont que les progrès de cette philosophie nouvelle qui, par le moyen âge, se continue jusqu'à Bacon et Descartes.

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Connaissance

Socrate. Sa vie. Sa méthode. de soi-même : ironie-maïeutique. — Socrate n'est pas seulement un philosophe, il a quelque chose de l'apôtre et du prophète. Il croit avoir reçu des dieux une mission, et il s'y dévoue tout entier. Il rêve une réforme morale et religieuse de sa patrie, à laquelle il veut rendre sa grandeur en lui rendant sa vertu. Adversaire des Sophistes, il oppose à leur scepticisme une méthode nouvelle, un art de dégager la vérité une et fixe des apparences multiples et éphémères. Mais ce qu'il aime dans le vrai, c'est le bien, dont il est la condition la logique reste pour lui intimement liée à la morale, dont elle est l'instrument.

Né à Athènes en 470, il fut d'abord sculpteur comme son père; mais bientôt il se consacra tout entier à la philosophie et à la prédication morale. L'histoire nous offre peu de figures aussi originales et aussi complexes. Il dédaigne les délicatesses d'une civilisation raffinée; il y a en lui du barbare, un mouvement volontaire de retour vers la nature; il va pieds nus, résiste à la soif età la faim, brave le froid, et après les banquets où jusqu'au matin ont circulé les petites coupes, il se retire, laissant tous les convives endormis, sans que le vin paraisse agir sur son corps robuste. Soldat, il sauve Alcibiade à Potidée, Xénophon à Délium. Cet homme fort, d'allure un peu lourde, est un discoureur subtil qui se joue des plus habiles Sophistes, et qui, pour agir sur la jeunesse d'Athènes, sait se donner la séduction de l'esprit et de l'éloquence. Mais Socrate est autre chose encore qu'un dialecticien et un railleur : c'est un mystique. « Je n'ai qu'une petite science, disait-il, la science de l'amour. » Dans le recueillement, il croyait entendre en lui la voix d'un dieu, et son éloquence familière trouvait, en s'élevant sans effort, d'irrésistibles accents. «< Socrate, dit Alcibiade (Banquet), ressemble à ces Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs, et dans l'intérieur desquels, quand on les ouvre, où trouve renfermées des statues de divinités. » Socrate avait contre lui les Sophistes et leurs disciples, qu'il tournait sans cesse en ridicule; les poètes, qu'il accusait de ne pas savoir ce qu'ils font; les politiques, auxquels il reprochait la décadence d'Athènes. Le peuple n'était pas capable de distinguer le philosophe de ceux qu'il combattait, et c'est Socrate qu'Aristophane mit en scène dans les Nuées, pour bafouer les Sophistes. Les hardiesses politiques de Socrate achevèrent de le perdre; rien n'était plus facile que de le faire passer pour un révolutionnaire, ennemi des institutions de son pays. En 406, comme

fiquement établie, répondant à la réalité, peut servir de principe à la déduction, et ne permet pas de soutenir tour à tour le pour et le contre. Ainsi, par sa méthode, Socrate : 1o montre la vanité de la rhétorique sophistique en fixant le sens des mots; 2o établit des définitions qui expriment la nature des choses et mettent l'àme en possession de la vérité, qu'elle dégage de soi par des procédés logiques, qui sont comme l'organe naturel de l'intelligence humaine.

La maïeutique est-elle une méthode logique qui, dans la pensée de Socrate, n'a de sens qu'appliquée à la recherche et à la définition des idées morales? N'est-elle pas au contraire d'une application générale? N'a-t-elle pas même une portée métaphysique ? Il est certain que Socrate s'est surtout occupé de la vertu, qu'il a surtout voulu travailler à la réforme morale d'Athènes. Mais le scepticisme moral des Sophistes était la conséquence de leurs doctrines; l'idée du bien, comme toutes les autres, se réduit en dernière analyse à un mot d'un sens variable et incertain. Pour donner à la vie pratique des principes assurés, Socrate devait donc avant tout substituer à la rhétorique nominaliste des Sophistes, à leur art de jouer avec les mots, une logique du vrai, une philosophie du concept. Ce qu'il prétend atteindre par la définition, c'est le vrai ; il ne doute pas que l'idée, formée selon les règles de la méthode, ne réponde à la réalité. Mais la réalité véritable, c'est le bien l'ordre logique. ne se distingue pas de l'ordre réel, qui lui-même ne se distingue pas de l'ordre moral. Atzλéyɛtv xztà yśvn, discourir par genres, c'est classer ses idées en les subordonnant l'une à l'autre, c'est tout à la fois découvrir le vrai et le bien, ce qui est et ce qui doit être. Le monde est l'œuvre d'une raison, une dialectique vivante que doit reproduire le mouvement de la pensée. Ce n'est pas à dire que Socrate ait jamais exposé son système dogmatiquement, en partant de ce principe que toutes les réalités et par suite toutes nos idées sont subordonnées au Bien, idée et réalité suprêmes. Rien n'est plus contraire à la libre manière de philosopher qu'il avait adoptée. Peut-être n'a-t-il jamais formulé ce principe, qui sera celui de Platon; mais toute sa morale l'implique et en est comme l'affirmation constante. C'est bien la pensée de son maitre qu'exprime Platon, quand il lui fait dire dans le Phedon (p. 96): « Enfin, ayant entendu quelqu'un lire dans un livre qu'il disait être d'Anaxagore, que l'intelligence est la règle et le principe de toutes choses, j'en fus ravi; il me parut assez beau que l'intelligence fût le principe de tout. S'il en est ainsi, disais-je en moi-même, l'intelligence ordonnatrice a tout disposé pour le plus grand bien... Si donc quelqu'un veut trouver la cause de chaque chose, comment elle naît, périt ou existe, il n'a qu'à chercher la meilleure manière dont elle peut être. » :

L'art des Sophistes consistait à profiter de l'ambiguïté du langage vulgaire, à prendre pour principes des définitions vagues, incomplètes. Tout mot est un résumé d'expériences; autour de lui se groupent une foule d'associations d'idées, un nombre incalculable de petits faits qu'on oublie. Le mot devient ainsi un signe confus, qui ne répond plus à rien de précis, qu'on répète par habitude, quelque chose comme un symbole dont on aurait perdu le sens. Socrate refuse de tenir un mot pour une idée. Tantôt il exige que son adversaire s'entende lui-même : il oppose à une définition hâtive des cas particuliers qui restent en dehors d'elle; tantôt il semble se livrer à un adversaire, il accepte tous ses principes, il ne refuse rien de ce qu'il avance, et de déductions en déductions il le mène jusqu'à l'absurde ou au contradictoire. Ainsi la méthode d'ironie montre la vanité de la rhétorique des Sophistes et dissipe le prestige de leur éloquence.

Socrate, par l'ironie, ne veut pas décourager les esprits, il ne les délivre de l'erreur que pour les préparer à l'enfantement de la vérité. Découvrir son ignorance, c'est déjà se connaître soi-même; mais il faut aller plus loin dans cette connaissance de soi. Le maître ne transmet pas la vérité toute faite à son disciple, il ne peut que l'aider à la produire. « Le métier que je fais est le même que celui des sages-femmes, à cela près que j'aide à la délivrance des hommes et non des femmes, et que je soigne non les corps, mais les âmes en mal d'enfant. » (Platon, Théét.) Ainsi on n'impose pas la science, on ne la donne pas; elle est présente à l'âme humaine, qui ne la possède qu'à la condition de la faire jaillir de soi. La science achève la connaissance qu'on prend de soi-même. L'art du maître, c'est la maïeutique, l'art d'accoucher les esprits des vérités qui ne demandent qu'à naître.

Quels sont les procédés logiques qui permettent cet enfantement de la vérité ? « Il y a deux choses, dit Aristote, qu'on peut attribuer à Socrate les discours inductifs et la définition générale : τος τ' ἐπακτικοὺς λόγους καὶ τὸ ÓpíÇεc0x xx06λov. » Les Sophistes prenaient les mots dans leur sens mal déterminé pour les idées générales. Socrate veut substituer à ces termes vagues des concepts qui répondent à la nature des choses. Pour remplacer les idées générales confuses par des concepts bien définis, Socrate se sert de l'induction. Tantôt il accumule les exemples, et il remonte ainsi du particulier au général, en dégageant ce qu'ils ont de commun; tantôt il raisonne par analogie, et emprunte ses enseignements à la vie de tous les jours; tantôt il fait de vérita bles inductions, comme quand il établit qu'un poème suppose un poète, une statue un statuaire, et qu'il conclut, de l'ajustement parfait des moyens aux fins dans la nature, à l'existence d'une intelligence créatrice. L'induction donne le genre, la division distingue les espèces et marque la différence propre de chacune. Avec le genre et l'espèce on compose la définition, qui, scienti

fiquement établie, répondant à la réalité, peut servir de principe à la déduction, et ne permet pas de soutenir tour à tour le pour et le contre. Ainsi, par sa méthode, Socrate : 1o montre : la vanité de la rhétorique sophistique en fixant le sens des mots; 2o établit des définitions qui expriment la nature des choses et mettent l'âme en possession de la vérité, qu'elle dégage de soi par des procédés logiques, qui sont comme l'organe naturel de l'intelligence humaine.

La maïeutique est-elle une méthode logique qui, dans la pensée de Socrate, n'a de sens qu'appliquée à la recherche et à la définition des idées morales? N'est-elle pas au contraire d'une application générale ? N'a-t-elle pas même une portée métaphysique ? Il est certain que Socrate s'est surtout occupé de la vertu, qu'il a surtout voulu travailler à la réforme morale d'Athènes. Mais le scepticisme moral des Sophistes était la conséquence de leurs doctrines; l'idée du bien, comme toutes les autres, se réduit en dernière analyse à un mot d'un sens variable et incertain. Pour donner à la vie pratique des principes assurés, Socrate devait donc avant tout substituer à la rhétorique nominaliste des Sophistes, à leur art de jouer avec les mots, une logique du vrai, une philosophie du concept. Ce qu'il prétend atteindre par la définition, c'est le vrai; il ne doute pas que l'idée, formée selon les règles de la méthode, ne réponde à la réalité. Mais la réalité véritable, c'est le bien : l'ordre logique ne se distingue pas de l'ordre réel, qui lui-même ne se distingue pas de l'ordre moral. Ataλéystv xxtà révy, discourir par genres, c'est classer ses idées en les subordonnant l'une à l'autre, c'est tout à la fois découvrir le vrai et le bien, ce qui est et ce qui doit être. Le monde est l'œuvre d'une raison, une dialectique vivante que doit reproduire le mouvement de la pensée. Ce n'est pas à dire que Socrate ait jamais exposé son système dogmatiquement, en partant de ce principe que toutes les réalités et par suite toutes nos idées sont subordonnées au Bien, idée et réalité suprêmes. Rien n'est plus contraire à la libre manière de philosopher qu'il avait adoptée. Peut-être n'a-t-il jamais formulé ce principe, qui sera celui de Platon; mais toute sa morale l'implique et en est comme l'affirmation constante. C'est bien la pensée de son maître qu'exprime Platon, quand il lui fait dire dans le Phédon (p. 96): « Enfin, ayant entendu quelqu'un lire dans un livre qu'il disait être d'Anaxagore, que l'intelligence est la règle et le principe de toutes choses, j'en fus ravi; il me parut assez beau que l'intelligence fût le principe de tout. S'il en est ainsi, disais-je en moi-même, l'intelligence ordonnatrice a tout disposé pour le plus grand bien... Si donc quelqu'un veut trouver la cause de chaque chose, comment elle naît, périt ou existe, il n'a qu'à chercher la meilleure manière dont elle peut être. »:

tincte et souveraine du corps; parce qu'elle semble vivre d'une vie propre et plus énergique dans les songes; parce qu'on voit le corps se dissoudre, tandis que l'âme est invisible après la mort, comme pendant la vie; parce qu'enfin elle est en nous ce qu'il y a de plus divin et doit retourner au sein de Dieu. « Soyez pleins d'espérance dans la mort, dit Socrate dans l'apologie que lui prête Platon, et ne pensez qu'à cette vérité qu'il n'y a aucun mal dans cette vie pour l'homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l'abandonnent jamais. »

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La doctrine de Socrate était assez complexe et assez féconde pour donner naissance à divers systèmes. De son enseignement la plupart de ses disciples ne retinrent que ce qui répondait à leurs préoccupations personnelles. Les Mégariques sont surtout des dialecticiens; les Cyrénaïques et les Cyniques sont surtout des moralistes. L'identité du vrai et du bien, de la science et de la vertu, la dépendance réciproque de la dialectique et de la morale est méconnue. Seul Platon s'efforce de comprendre toute la pensée du maître, et, l'enrichissant d'éléments empruntés aux systèmes antérieurs, de résumer tout le travail philosophique de la Grèce dans l'unité d'un système qui en concilie les idées contraires.

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Aristippe les Cyrénaïques. Antisthène : les Cyniques. Euclide de Mégare: les Mégariques.

Aristippe (né à Cyrène vers 435) vécut longtemps à la cour de Denys, tyran de Syracuse; il s'y rencontra avec Platon, dont la franchise eut moins de succès que la servilité spirituelle du Cyrénaïque. Nous ne connaissons que nos sensations; non seulement l'objet qui les cause reste en dehors de nos prises, mais nous ne savons même pas si nos sensations ressemblent à celles des autres hommes. C'est le subjectivisme de Protagoras: pas de concept, pas de jugement, pas de science. Socrate fait de la vertu la condition du bonheur, de la science la condition de la vertu : le bonheur n'est pas si loin de nous, il est dans le plaisir actuel (ôovǹ ev xivost), dans le mouvement agréable et doux de

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