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d'analyse psychologique des Anglais : les lois de l'association des idées et l'habitude, principes de l'éducation des sens, transforment leurs données primitives jusqu'à les rendre méconnaissables. Perception de l'étendue et des formes tangibles par la vue, localisation des sensations dans le corps et dans l'espace, autant d'actes complexes que la psychologie réduit à leurs éléments.

La critique de la connaissance sensible est facilitée par les résultats de ces travaux d'un caractère tout scientifique. Si l'on refuse d'admettre avec Stuart Mill que le monde ne soit qu'une possibilité permanente de sensations, qu'il se réduise à l'attente des mêmes sensations dans les mêmes circonstances, il reste de sa théorie une admirable description des procédés par lesquels l'esprit construit la notion de l'objet et du monde. Herbert Spencer revient au réalisme, que l'évolution, telle qu'il la conçoit, suppose. Selon lui, les raisonnements des métaphysiciens sont compliqués, pas toujours corrects; pourquoi préférer la connaissance indirecte à la connaissance directe? Pourquoi accepter la raison et non les sens? (Argument des Écossais perfectionné.) L'hypothèse réaliste est la plus claire, la plus naturelle, la plus simple: plus le raisonnement est long, plus on a de chances de se tromper. De plus les idées, les conceptions (états faibles) ne s'entendent que par la perception (états vifs), et l'on peut trouver entre ces deux termes des différences qui ne permettent pas de réduire les seconds aux premiers. La preuve décisive de la réalité du monde c'est l'action et la résistance; il est aussi légitime de croire à la réalité du monde qu'à l'existence des hommes. Ce n'est pas à dire que nos sensations soient l'image, la reproduction exacte des choses; mais à chacune de nos représentations répond quelque action réelle, c'est là le réalisme transfiguré. C'est une idée semblable qu'exprime Helmholtz, quand après avoir montré la différence qui sépare la sensation des vibrations qui la précédent, il ajoute : « Il faut être reconnaissant aux sens de ce que des vibrations, par une sorte d'enchantement (hervorzaubern), ils font des sons, des couleurs, et de ce que par les sensations, comme par un langage symbolique (durch Symbole), ils nous apportent des nouvelles du monde externe. >>

1 Voir notre ravail sur Mill et Hamilton (Rev. des Deux Mondes, 15 octobre 1869). P.

CHAPITRE V

LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE

Le mot conscience est employé en des sens divers. Dans le langage populaire, il désigne presque exclusivement le discernement du bien et du mal, «< cet instinct divin, cette immortelle et céleste voix » qu'invoque Jean-Jacques Rousseau dans la célèbre prosopopée de l'Emile. Au sens psychologique du mot, la conscience c'est la connaissance que l'esprit a de lui-même. L'étude de la conscience a pris dans la philosophie contemporaine une importance considérable. Elle est la forme générale, la condition nécessaire, le mode fondamental de tous les faits psychologiques. Le monde ne nous est connu que quand il est ramené à un système de sensations, c'est-à-dire d'états de conscience. Comment dès lors ne pas s'inquiéter de la nature et de la portée, des degrés et des limites de cette connaissance de l'esprit par lui-même? Dès qu'on a reconnu que rien n'existe pour l'homme que ce qui apparaît à sa pensée, la réflexion de la pensée sur elle-même ne peut manquer d'être le point de départ nécessaire de toute philosophie. Mais par cela même que la conscience se mêle à tous les phénomènes intérieurs, qu'elle est le fait le plus général, le plus constant, elle ne pouvait attirer l'attention des premiers philosophes. Il faut beaucoup de maturité et d'expérience pour s'étonner des choses qu'on a sans cesse sous les yeux et que par là même on croit suffisamment connaître. L'histoire du problème de la conscience est très propre à montrer comment la philosophie progresse, non par une marche continue et en ligne droite, mais par un déplacement des points de vue, des centres de perspective, qui transforme tout le spectacle de l'univers.

Marche progressive de l'étude de la nature à l'étude de l'homme dans la philosophie anté-socratique. Les premiers philosophes de la Grèce sont des physiciens. Ils ne se demandent pas ce qu'est la pensée, comment elle est possible. Ils ne voient pas dans la connaissance même un problème celui du rapport qui s'établit entre le sujet et l'objet. Ils

entrent de plain-pied dans la science. Ils confondent le concret et l'abstrait, le spirituel et le matériel. Comme l'inétendu n'est pas distingué de l'étendue, ni l'incorporel du corporel, la conscience ne peut être opposée aux sens. L'âme est un élément matériel d'une nature subtile. C'est seulement avec Empédocle et Anaxagore que la distinction commence à s'établir; Empédocle sépare des quatre éléments l'amour et la haine, causes du mouvement; Anaxagore fait débrouiller le chaos des éléments matériels par l'Intelligence (Nouc) qui les meut et les ordonne. Sans doute, ce Nous est encore un principe physique, une âme du monde en travail dans la nature; mais c'est à la conscience que nous prenons de nous-mêmes que nous en devons la notion. De l'intelligence objective d'Anaxagore les sophistes passent à l'intelligence subjective, humaine; et Protagoras résume son scepticisme dans la formule fameuse : « L'homme est la mesure de toutes choses. » C'était reconnaître que la connaissance ne dépend pas seulement de l'objet connu, mais du sujet qui connaît, qu'elle est un rapport qui dépend à la fois des deux termes qu'il résume; c'était du même coup ramener l'homme de l'étude des choses à l'étude de lui-même.

Avec Socrate, le principe de la conscience paraît avoir plus de clarté. « Connais-toi toi-même, » disait-il, yvw0: σexuτóv. Cependant, même le fameux yv0: autóv de Socrate n'est encore qu'un précepte de logique et de morale. Se connaître, c'est d'abord apercevoir son ignorance, puis se rendre compte de l'ensemble des procédés logiques qui permettent à l'esprit de créer la vérité.

Platon reconnaît que la conscience caractérise les faits de l'âme, mais il n'a pas encore de terme pour la désigner. — L'âme n'est plus pour Platon une chose parmi les choses; elle unit le sensible à l'intelligible, elle contient les principes de toute connaissance. La science du monde suppose la science de l'âme et lui est subordonnée. L'étude de l'esprit est à la place d'honneur. Ce n'est pas que Platon ait appliqué une méthode précise, des procédés constants à l'étude de l'âme; encore moins a-t-il eu l'idée d'une théorie de la conscience. Sans doute il parle à plusieurs reprises de la connaissance et de l'observation de soi-même, du pouvoir qu'a l'âme de réfléchir sur sa propre nature ou sur les sensations qu'elle éprouve, lorsqu'il parle, par exemple, des sensations qui éveillent la réflexion par leurs contradictions. (Rép., 1. VII.) Mais il constate ces faits sans les ramener à l'unité, sans les rattacher les uns aux autres, sans être

tenté d'étudier pour elle-même cette connaissance que l'esprit prend de ses propres phénomènes. En un mot, la conscience n'est pas distinguée des autres opérations de l'esprit, elle n'est pas considérée comme la forme commune des faits intérieurs. Dans le Philèbe il est dit (21 b) que la possession du plaisir ne suffit pas au bonheur, qu'il faut encore connaître ce plaisir pour en jouir, et que cela n'est possible que par la raison, la science, la mémoire et l'opinion juste.

N'ayant pas la raison (vov), la mémoire, la science et l'opinion juste, il est de toute nécessité que tu ignores si tu as du plaisir ou non, puisque tu es privé de toute pensée : εἰ χαίρεις ἢ μὴ χαίρεις ἀνάγκη δή πού σε ἀγνοεῖν, κενὸν ὄντα πάσης φρονήσεως.

Ce texte est significatif, il montre encore la confusion de la conscience et des autres pouvoirs de l'esprit. Platon, cependant, et tout près de la conscience psychologique, quand il distingue (Philèbe, 33 d, e) les impressions, qui expirent à la limite organique et ne passant pas du corps à l'âme la laissent sans trouble (àл20), des impressions qui traversant le corps parviennent à l'âme, et les émeuvent l'un et l'autre.

Aristote ne nomme pas encore la conscience, mais il marque son rôle dans la connaissance. On peut dire d'Aristote comme de Platon que dans l'étude de l'âme il se sert de la conscience, mais sans la nommer, sans en faire la critique. Il l'accepte comme tout autre moyen d'information. Elle est en quelque sorte trop présente pour qu'on songe à la remarquer. Cependant à plusieurs reprises, à propos des sens et de la raison (voc), Aristote rencontre le problème de la conscience et il le traite incidemment. La théorie qu'on peut dégager de ses écrits, c'est que les phénomènes psychologiques enveloppent la conscience, qui par suite n'a pas à en être distinguée.

Puisque nous sentons que nous voyons et que nous entendons, il faut ou que ce soit par la vue que nous nous sentons voir, ou que ce soit par un autre sens. Dans ce dernier cas, ce sens aura pour objet ou la vision, ou la couleur, de sorte qu'il y aura deux sens pour un même objet (la couleur), ou que la vue se sentira elle-même. En outre, si l'on suppose un autre sens que la vue, ou l'on ira à l'infini, ou l'on admettra que ce sens se sent lui-même : ce que l'on peut tout aussi bien admettre du premier. (De Anim., III, 2, 425 6 12.)

En un mot si la vue ne s'aperçoit pas elle-même, il faut un autre sens pour l'apercevoir; mais cet autre sens n'est pas dans une condition différente du premier, il faut donc ou reculer à l'infini

sans atteindre jamais la conscience, ou admettre un sens qui ait la perception de lui-même. Mais pourquoi accorder cette aperception à un sens plutôt qu'à un autre, si on la refuse au premier ? Ce qui est vrai des sens est vrai de la raison. L'entendement passif (vous xó) contient toutes les formes en puissance, mais ces formes, principes généraux de l'expérience, n'en sont dégagées que par l'intervention de l'intellect actif (vous motixóc). L'esprit devient alors en acte ces formes mêmes, et se confond avec elles. N'est-ce pas dire que l'esprit n'éclaire les choses qu'en s'éclairant lui-même ? que la raison n'est qu'une conscience plus haute? Aussi l'acte suprême de l'esprit, la contemplation de l'intelligible ne fait pas sortir la pensée de soi; elle lui donne la pleine possession d'ellemême. La sensation, c'est la forme sensible des choses dépouillées de leur matière; mais l'intelligible est immatériel, il est la forme pure, l'acte absolu, il n'est donc plus séparé de l'intelligence par aucune matière, il ne comprend rien qui soit en dehors d'elle, il est l'intelligence même. Dans la contemplation de l'intelligible, la pensée se pense elle-même. La conscience n'est donc pas pour Aristote une faculté distincte des faits qu'elle révèle, elle caractérise tous les actes de l'âme, qui l'impliquent et la développent.

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Pour la première fois, avec les Stoïciens, la conscience est nommée (Guvelònots). Rôle de ce sens intérieur. C'est avec les Stoïciens que, pour la première fois, apparaît le terme de conscience. L'âme humaine, comme tout ce qui existe, est corporelle: elle se compose de l'yeμovixóv, dont le siège est au cœur, et de sept prolongements matériels, de sept branches qui en partent et constituent les autres facultés : les cinq sens, la faculté de la parole et la faculté génératrice. L'hy¤μovizóv est le principe intelligent, qui commande à la sensation et au désir (κατάρχον αἰσθήσεώς τε καὶ ὁρμῆς, Galien, de Hipp. et Plat. plac., II, p. 91); c'est ce qui pense et veut en nous, c'est ce dont chacun de nous dit je ou moi (καὶ τὸ ἐγὼ λέγομεν κατὰ τοῦτο, ibid.), et que l'on connaît par la conscience (GUvelona). (Diog. L., VII, 85; cf. Sénèque, Ep. 121.) Cette conscience est un sens, une sorte de tact intérieur, par lequel l'âme perçoit sa propre tension. (Sén., Ep. 121. - Cic., Acad., II, 10.) Comme la science, en dernière analyse, consiste dans la tension de l'âme, dans l'acte par lequel, répondant aux impulsions, aux chocs du dehors, elle s'en empare et les transforme en connaissances; comme cette tension est le principe de toute évidence, et qu'elle-même est connue par le tact intérieur,

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