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suspendu dans le vide. David Hume a donné le dernier mot de -cette doctrine. Avec le criticisme, il reste quelque chose d'absolu : les lois de l'entendement; avec l'empirisme, tout devient accidentel la probabilité remplace la vérité, et cette probabilité sans garantie se détruit elle-même dès qu'elle réfléchit sur ses propres conditions.

Le positivisme ne s'est pas toujours contenté de profiter des résultats de la critique kantienne, sans les discuter. Dans le livre des Premiers Principes, Herbert Spencer cherche à présenter sous une forme systématique l'ensemble de la science et à justifier en même temps l'abandon de toute métaphysique. La métaphysique, c'est l'inconnaissable, elle n'existe qu'à titre de disposition naturelle; la science, c'est le connaissable et le certain. La critique de Spencer est à la fois formelle et matérielle; d'une part il montre, en vertu de la relativité de toute connaissance, l'impossibilité formelle de concevoir l'absolu; de l'autre, il critique et réduit à néant les conceptions métaphysiques. Une idée préside à cette double critique ce qui est logiquement inconcevable est faux; le criterium de la vérité est l'inconcevabilité du contraire. Ce criterium reçoit son application dans la partie positive de l'ouvrage (le connaissable): tous les principes de la science sont ramenés à un principe suprême, celui de la permanence de la force. Ce principe est indémontrable, et il doit l'être, car il est la base de toute démonstration scientifique; mais on ne peut le nier sans contradiction; il nous apparait comme nécessaire, donc il est vrai.

Ce principe est le fondément de tout système de science positive. Le postulat auquel nous sommes arrivés est antérieur à la démonstration, antérieur à la connaissance définie; il est aussi ancien que la nature même de notre esprit. Son autorité s'élève au-dessus de toute autre autorité: car, non seulement il est donné dans la constitution de notre propre conscience, mais il est impossible d'imaginer une conscience constituée de façon à ne pas le donner. (Prem. Princ., trad. fr., 2o part., ch. vII.)

Spencer oublie ici son empirisme aucune répétition d'expériences, qu'elle soit contemporaine de l'individu ou de l'espèce, ne peut expliquer l'universalité et la nécessité absolues qu'il attribue à ce principe. C'est le retour à l'à-priorisme de Kant. Spencer pose a priori le déterminisme.

Une seconde contradiction est impliquée dans le système de Spencer. Si l'inconcevabilité du contraire est le criterium de la vérité, comment la science peut-elle conduire à affirmer l'existence d'un absolu (la force permanente), alors que la critique formelle de

la connaissance vient d'en montrer l'inconcevabilité? Spencer fait bien une distinction, renouvelée de Kant (Log., Intr., V), entre la conscience définie et la conscience indéfinie, entre le logique et le psychologique; mais la contradiction n'en subsiste pas moins : faut-il s'en rapporter à la conscience définie ou à la conscience indéfinie? A cette indécision le criterium de Spencer perd toute valeur. Ainsi, on pourrait prouver à la fois logiquement l'inconcevabilité de l'absolu et la nécessité de le concevoir ? L'absolu sera inconcevable, et cependant nous ne pouvons le nier sans l'affirmer. Pour vouloir être trop profond, le positivisme de Spencer, comme son empirisme, se heurte à une contradiction. Dans le fond c'est un retour inconscient au dogmatisme.

Conclusion. Quoi qu'il en soit, le scepticisme de l'antiquité n'est plus qu'un fait historique. Il n'y a plus de Pyrrhoniens. Nul ne songe à contester la possibilité des sciences mathématiques et des sciences physiques, nul ne propose à l'homme de suspendre son jugement sur toutes choses. Au scepticisme antique se sont substitués deux systèmes qui, l'un et l'autre, prétendent marquer les limites de l'esprit, mais pour définir le domaine où son activité peut s'exercer avec fruit. L'empirisme a la prétention de repré senter la science, de transporter dans l'étude des phénomènes de l'esprit les méthodes qui ont été si fécondes dans l'étude des phénomènes naturels. On peut dire, il est vrai, que « le scepticisme est le fruit naturel et toujours renaissant de l'empirisme », puisque tous les principes en dernière analyse ne reposent que sur une habitude subjective. « De ce que nous avons pris l'habitude d'associer dans un certain ordre les images de nos sensations passées, s'ensuit-il que nos sensations futures doivent se succéder dans le même ordre?... Ce que l'empirisme appelle notre pensée, par opposition à la nature, n'est qu'un ensemble d'impressions affaiblies qui se survivent à elles-mêmes et chercher le secret de l'avenir dans ce qui n'est que la vaine image du passé, c'est entreprendre de découvrir en rève ce qui doit nous arriver pendant la veille. » (J. Lachelier, le Fond. de l'Ind., p. 29-30.) Mais l'empirisme se défend de ces conséquences extrêmes, et c'est pour le réfuter qu'on lui oppose de ruiner la science, dont il se pique d'être le seul représentant autorisé dans la philosophie.

Le criticisme répond aux deux grands arguments des Sceptiques de l'antiquité: ceux-ci attaquaient la certitude logique au nom de la nécessité de tout démontrer; la certitude objective au nom de

la relativité de toute connaissance. Au premier argument, Kant répond, comme Aristote : Tout n'est pas démontrable, parce que tout n'a pas besoin d'être démontré; mais il donne plus de valeur à sa réponse, en distinguant plus nettement la connaissance a priori. Au second argument, Kant répond en prenant pour son compte la thèse de la relativité. Sans doute notre connaissance est relative, mais relative à des principes universels et nécessaires, valables pour tout être pensant. En ce sens, elle a toute la valeur objective que nous pouvons lui demander. Elle ne porte pas sur la nature des choses, elle porte seulement sur les phénomènes et leurs rapports; l'absolu nous échappe; mais si la métaphysique est abandonnée au scepticisme, il est exclu de la science. Il est bien difficile, comme le prouve l'exemple d'Herbert Spencer, de ne point aller de l'empirisme à la critique. Mais le criticisme lui-même peut-il avoir la prétention d'être le dernier mot de la science? Il ne le semble pas, lorsque l'on voit que du criticisme lui-même est sorti en Allemagne le plus hardi dogmatisme que l'on ait jamais vu. Le haut mérite de Kant, c'est d'avoir porté le problème sur la nature et la condition de la pensée. Mais la réflexion sur la pensée, à laquelle nous invite cette doctrine, fournit en même temps les principes qui permettent de la dépasser. (Voir F. Ravaisson, Rapport sur le prix Victor Cousin.)

CHAPITRE II

LA MATIÈRE

La métaphysique est la science des premiers principes et des premières causes. (Aristote, Mét., 1. I, ch. 1.) Elle s'élève jusqu'aux principes qui n'ont pas de principe avant eux et jusqu'à la cause ou aux causes qui n'ont plus de cause. (Voy. notre Traité élém. de Phil., p. 776.) Quelles que soient d'ailleurs leurs théories particulières, les philosophes qui ont prétendu ramener l'univers à ses principes d'existence, ont dû rendre compte de l'unité et de la diversité que nous révèle l'observation des phénomènes. Le mul

tiple et l'un, le passif et l'actif, la perfection et la limite semblent se mêler dans le monde, objet de notre pensée. De là l'hypothèse d'un principe passif et multiple, la matière, d'un principe de mouvement et d'unité, l'âme, et la nécessité d'expliquer la communication et l'action réciproque de ces deux principes, dont l'union paraît contradictoire. Sans doute, des philosophes quelques-uns suppriment la matière, d'autres l'âme, mais ils n'en ont pas moins à expliquer par leurs principes le dualisme apparent que semble imposer le spectacle des choses. Nous pouvons donc, toutes réserves faites, étudier les divers systèmes métaphysiques, en considérant la solution qu'ils ont donnée aux problèmes de la matière, de l'âme, et de la communication des substances.

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Hylozoïsme des premiers philosophes. Atomisme de Démocrite. On chercherait vainement chez les premiers philosophes grecs, à l'exception toutefois de Démocrite et des Atomistes, une conception nette et distincte de la matière telle que nous l'entendons. Ces philosophes considèrent tout, selon l'expression d'Aristote, èv üλns sïòst, « au point de vue de la matière »; mais leur concept de la matière est encore confus et enveloppé. Les éléments qu'ils prennent pour principes constitutifs du monde physique, participent du matériel et du spirituel; le mode, suivant lequel ces éléments se combinent, n'est, chez la plupart, quoi qu'en dise Ritter (Voir son Histoire de la philosophie grecque), ni proprement dynamique ni expressément mécanique.

Prenez par exemple Thalès, le premier philosophe ionien. Selon lui, la substance des choses est l'eau ou, d'une façon plus générale, l'élément humide. (Arist., Mét., I, III, 983 b 20.) Mais cet élément n'est pas purement matériel, il a une âme, tv (de An., I, v, 411 a 7); il n'est pas non plus proprement spirituel, car cette âme est comme une puissance vague d'attraction et de mouvement, analogue à l'aimanf. (Ibid., I, 11, 405 a 19.) La conception de Thalès est donc un hylozoïsme assez confus. Il en est de même de l'infini d'Anaximandre, de l'air d'Anaximène. Anaximenes aera deum statuit... esseque immensum, et infinitum, et semper in motu. (Cic., de Nat. deorum, I, 10.)

La conception d'Héraclite est plus originale. Ce n'est pas qu'il dépasse le point de vue purement physique où s'étaient placés ses prédécesseurs : c'est une erreur historique des plus graves que de le présenter, ainsi que le fait Lassalle (Die philosophie Heracleitos des Dunkeln, 2 vol. in-8°, Berlin, 1858), comme un précurseur de

Hegel. Le principe universel de l'être est le feu toujours vivant qui s'allume et s'éteint suivant un rythme déterminé : πῦρ ἀείζωον, ἁπτόμενον μέτρῳ καὶ ἀποσβεννύμενον μέτρῳ. (Fr. 27.) Le feu se change en tout, et tout se change en feu. (Fr. 49.) Le feu est non pas sans doute une existence sensible déterminée, mais le fonds commun, la substance de toutes les existences sensibles.

Il semble au premier abord qu'avec le pythagorisme le principe d'explication des choses devienne décidément spirituel; mais le nombre pythagoricien doit être considéré comme un élément (ototyεTOV) (Arist., Mét., I, v, 985 b 28), comme la substance, la matière dont les choses sont faites. Les nombres se divisent en impairs (época), pairs (apa) et en pairs-impairs (ptionéρtosa). L'impair est identifié avec le limité, le pair avec l'illimité. La formule Tout est nombre, équivaut donc à la suivante : Tout est formé de choses limitantes ou illimitées et de choses à la fois illimitées et limitantes : ἀνάγκα τὰ ἐόντα εἶμεν πάντα ἢ περαίνοντα ἢ ἄπειρα, ἢ περαίνοντά τε καὶ nεipa. (Fragm. de Philol., fr. 3.) Ces éléments opposés se trouvent unis dans le nombre. Le nombre est donc un principe d'unité, une harmonie. La seule différence qui sépare les Pythagoriciens des philosophes ioniens, c'est qu'ils cherchent l'essence de la matière non dans un principe matériel unique et plus ou moins subtil ou plus ou moins dense, mais dans le nombre, principe plus abstrait, conçu comme étant la synthèse, l'harmonie des deux éléments opposés, le limité et l'illimité.

Parménide s'attaque à l'idée vulgaire de la matière, de la multiplicité et du mouvement. L'Ètre seul existe, l'Être un, immobile, plein, toujours semblable à lui-même (v. 60). Parménide l'assimile, non par une simple comparaison poétique, mais par une identification très réelle, à une sphère (v. 103-104). La matière et la pensée ne sont pas distinguées, elles rentrent dans le concept général de l'Être (v. 39-40). Cependant la philosophie éléatique marque dans l'histoire des théories de la matière un moment important. Elle distingue les phénomènes, formes éphémères, de l'élément substantiel et permanent. Nous allons voir les philosophes postérieurs reprendre les principes éléatiques, pour en tirer des conséquences nouvelles.

Empedocle admet avec Parménide que la naissance et la destruction sont de pures apparences (v. 113 sq.). Ce qui nous apparaît comme une naissance (poc) n'est qu'un mélange d'éléments (i); ce que nous regardons comme un anéantissement (teλET) n'est qu'une séparation (d:áλλağıç) (v. 98, sq.). Les éléments primor

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