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qu'elle pose. Le jugement, selon Kant, répond à la fonction de l'entendement il consiste à appliquer aux données de la sensibilité les formes a priori qui sont les lois de la pensée. Les formes logiques du jugement ne font qu'exprimer la fonction de l'entendement, dont toutes les formes ont pour résultante la forme suprême de l'unité de conscience. C'est la théorie critique du jugement. Le jugement n'exprime pas les rapports des noumènes, des réalités métaphysiques; mais il ne porte pas seulement sur les phénomènes et leurs relations empiriques, le jugement exprime les lois nécessaires de la pensée dans leur rapport aux phénoe. Enfin, selon Platon et Aristote, les fondateurs mêmes de la logique, le jugement ne porte ni sur les mots, ni sur les phénomènes, ni sur les notions seules, il n'exprime pas seulement les lois nécesaires de l'esprit; il porte sur la réalité elle-même, il unit dans la proposition les concepts que la nature unit dans l'être, il reproduit le véritable mouvement de la pensée qui vit en tout, c'est la théorie métaphysique du jugement.

mènes.

CHAPITRE V

THEORIE DU SYLLOGISME

Raisonner, c'est inférer; inférer, c'est tirer une proposition d'une ou de plusieurs propositions, dans lesquelles elle est implicitement contenue. Les logiciens distinguent le plus souvent des inférences immédiates, qui se font sans intermédiaires (tout homme est mortel, quelque homme est mortel), et des inférences médiates, qui se font à l'aide d'un intermédiaire ou d'un moyen terme (Socrate-hommemortel). Les inférences immédiates reposent sur l'opposition et la conversion des propositions; nous les avons étudiées à propos du jugement. Il nous reste à faire l'histoire de l'inférence médiate, ou du syllogisme. Nous n'avons pas la prétention d'exposer ici par le détail toutes les opinions qui ont été émises à propos du syllogisme, de résumer toutes les discussions d'école, de donner même l'idée lointaine de la subtilité des logiciens qui ne sont jamais

las de distinguer et de combiner. Ceux qui n'ont pas fait de l'histoire de la logique une étude spéciale ne peuvent imaginer ce que les hommes, pendant des siècles, ont consacré de temps et de livres à l'exposition, au commentaire et au développement des Analytiques d'Aristoteles curieux n'ont qu'à se reporter aux matériaux historiques qu'Hamilton avait amassés, et qui ont été publiés dans l'appendice de ses Lectures on Logic (Lectures, t. IV, p. 317-476). Nous voudrions surtout montrer comment la théorie du syllogisme s'est constituée; quels ont été ses antécédents dans la philosophie grecque; ce qu'elle était pour Aristote; ce qu'elle est devenue pour les logiciens de l'antiquité qui ont poursuivi son œuvre, sans être toujours fidèles à son esprit; donner seulement une idée du mode d'exposition des Scolastiques; réunir brièvement l'opinion des grands philosophes modernes, qui ont rompu avec la logique traditionnelle; indiquer enfin comment de nos jours quelques philosophes ont contesté jusqu'à la valeur logique du syllogisme (Stuart Mill, Herbert Spencer), tandis que d'autres, exagérant encore le caractère formel de la logique, prétendaient refaire l'œuvre d'Aristote, qu'on avait crue définitive (Hamilton, Morgan, Boole, etc.).

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Comme

Les antécédents du syllogisme : l'éristique. Raisonnements captieux des Sophistes. nous l'avons vu à propos des théories sur le concept et le jugement, les Sophistes et les petits Socratiques (Aristippe, Antisthène, Euclide de Mégare) ont préparé la logique en niant sa possibilité. C'est la nécessité de réfuter leurs théories, ruineuses pour la pensée, qui a amené la réaction de Socrate et la dialectique de Platon. Il en est du raisonnement comme du concept et du jugement; ni les Sophistes ni les Eristiques (disputeurs) de l'école de Mégare n'en ont donné la théorie, mais ils ont imposé à leurs adversaires l'obligation d'en découvrir les procédés réguliers et les lois constantes.

Niant l'existence des idées générales et la possibilité du jugement, les Sophistes ne peuvent admettre le passage d'une idée à une autre par le moyen d'une troisième idée, ni l'enchaînement nécessaire de trois propositions qui s'impliquent. Le seul objet de la connaissance est le phénomène qui passe; encore cette connaissance par conséquent n'est-elle que le rapport de l'objet à l'esprit individuel qui le connaît; dès lors il est impossible de rien prouver, puisqu'il n'y a aucune opinion vraie en soi et pour tous. La recherche de la vé

rité est une illusion décevante. On ne raisonne pas, on argumente et on réfute la science du dialecticien se résume dans les recettes d'une « éristique » propre à mettre en lumière le talent et la subtilité du discoureur.

« Les Sophistes ne tenaient point à se rendre compte scientifiquement de leurs procédés; ils ne s'occupaient que d'appliquer immédiatement leur routine à chaque cas particulier. Aussi faisaient-ils apprendre par cœur à leurs disciples les questions et les raisonnements captieux qui revenaient le plus souvent. » (Ed. Zeller, trad. fr., t. II, p. 509.) Les jeux de mots et les calembours d'un Euthydème prenaient ainsi un caractère scolastique. « L'enseignement des Sophistes, dit Aristote, était rapide mais sans méthode (ätɛyvos), car ils croyaient instruire en donnant non pas un art, mais les produits d'un art (3 τέχνην ἀλλὰ τὰ ἀπὸ τῆς τέχνης διδόντες), comme si un cordonnier, au lieu d'enseigner son métier à un apprenti, lui donnait des chaussures toutes faites. » (Sophist. Elench., c. xxxiv, p. 183, b, 15.)

L'Euthydème de Platon et le traité d'Aristote sur les raisonnements captieux περὶ σοφιστικῶν ἐλέγχων nous donnent une idée de ce qu'était l'argumentation sophistique.

« Tout convient à tout en même temps et toujours : πᾶσι πάνθ' ὁμοίως sīvai äμa xai åɛí » (Crat., p. 386, d); on peut affirmer les contraires de la même chose, tel est le seul principe général d'Euthydème. Mais s'il est difficile de dégager la théorie de l'éristique des Sophistes, on peut dire que leur talent consiste surtout à jouer avec les mots, à profiter de toutes les équivoques, de toutes les incertitudes du langage. Une expression a-t-elle deux sens, ils la prennent en un sens dans la première proposition, en un autre dans la seconde. Ils divisent ce qui n'a de sens raisonnable qu'à la condition d'être ✅ réuni: deux et trois sont cinq; donc deux sont cinq et trois sont cinq. (Arist., Soph. El., ch. Iv.) Ils réunissent ce qui devrait être divisé il est possible qu'un homme assis marche, donc il est possible qu'un homme marche assis.

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Le plus souvent l'argument dépend de la place du mot dans la phrase, et il est très difficile, parfois impossible de le traduire. «< Dis-moi, ce chien est-il à toi? Oui, et il ne vaut pas cher (zal pa movnpós). Ce chien a-t-il des petits? Oui, et qui ne valent pas mieux que lui. Donc ce chien est leur père... Eh quoi! (où có; ¿ctiv ó xúov) ce chien n'est-il pas à toi? Certes. · Οὐκοῦν πατὴρ ὢν σός ἐστιν (ici on ne peut plus traduire ; les mots grecs veulent dire : 1o donc, étant père, il est tien; 2o donc il est celui qui est ton père, c'est ce dernier sens qu'adopte le Sophiste), de sorte que ce chien est ton père et que tu es le frère des petits chiens... Et ne bats-tu pas ce chien? - Mais si, car toi, je ne puis te battre. Donc tu bats ton père. (Euthyd., 298 d.) Suivant la remarque d'Aristote, le sophisme repose le plus souvent sur la fausse liaison des mots (úvest), sur une équivoque qui résulte de la disposition des termes dans la phrase. Ainsi xx0μevov ßadíçe:v dúvac0x: signifie: 1° assis être capable de marcher, 2o être capable de marcher étant assis. Le fameux sophisme TI σty@vtz λéyev (Euthyd., 3006) se réduit à un calembour :

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OtrovτZ ÀÉуstv veut dire : 1° parler en se taisant; 2° parler des choses muettes (όταν λίθους λέγης καὶ ξύλα καὶ σιδήρια, οὐ σιγῶντα λέγεις ).

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Les Mégariques : sens dogmatique de leurs raisonnements captieux. Ce qui distingue les Mégariques des Sophistes, c'est que les arguments captieux, au moins chez les premiers philosophes de l'école, n'étaient pas de purs jeux de mots, mais des moyens d'établir indirectement la vérité d'une doctrine positive. Euclide procédait à la façon de Zénon d'Élée, qui s'efforçait de réduire à l'absurde la thèse du mouvement et de la pluralité. Toujours occupés à réfuter et à contredire, les Mégariques furent appelés les éristiques, les disputeurs, et de plus en plus, il faut le reconnaître, oubliant ce qu'ils voulaient établir, ils s'attachèrent uniquement, comme les Sophistes, à faire parade de leur subtilité. Des concepts immatériels, séparés, sans aucun rapport entre eux ni avec les individus, telle est, suivant les Mégariques, la seule réalité véritable : c'était, au moins pour ce qui est du monde phénoménal, accepter le nominalisme absolu des Cyniques. Si on ne peut affirmer ni un concept d'un autre concept, ni un concept d'un sujet individuel, on ne peut rien dire de rien (Platon, Sophiste): les arguments captieux sont destinés à montrer cette impossibilité d'unir les idées entre elles. Euclide, dit Diogène Laërce (II, 107), pour réfuter ses adversaires, s'attaquait non aux prémisses du raisonnement, mais à sa conclusion (Taïc te ánodeĺksov ἐνίστατο οὐ κατὰ λήμματα, ἀλλὰ κατ ̓ ἐπιφοράν), c'est-à-dire qu'il employait la preuve par la réduction à l'absurde. Quelques exemples nous suffiront à montrer ce qu'étaient les arguments captieux des Mégariques, et comment ils servaient à établir indirectement la théorie des concepts isolés.

Si les concepts n'ont aucun rapport entre eux, le raisonnement par analogie, si souvent employé par Socrate, ne peut rien prouver: les absurdités auxquelles ce mode de raisonnement conduit suffisent à le montrer. Ce qui appartient à Athènes est une possession d'Athènes, et il en est de même des autres choses; mais l'homme appartient au genre animal, donc l'homme est la possession du genre animal. (Arist., Soph. El., ch. xvII.) La sensation est dans ce qui sent et non dans ce qui est senti, donc le mouvement est dans ce qui meut et non dans ce qui est mû. Quelques arguments servent à montrer à quelles contradictions on est entraîné quand on veut établir une liaison entre un sujet et des prédicats généraux. Un homme, étant bon cordonnier, peut-il être mauvais (ἆρ ̓ ἔστιν ἀγαθὸν ὄντα σκυτέα μοχθηρὸν εἶναι)? Si oui, un cordonnier bon sera mauvais : ἔσται ἀγαθὸς σκυτεὺς μοχθηρός (Arist., Soph. El., ch. xx). Le voleur ne veut rien prendre de mauvais; prendre quelque chose de bon est bon, donc le voleur ne veut pas le mal, mais le bien: ouxouv тò xaxòv ẞoùλetai, áhλà tàyalóv (Arist., Soph. El., xxv). Peut-être les sophismes célèbres connus sous les noms du menteur, du voilé, du caché, de l'Electre, du sorite, du

cornu, du chauve, que la tradition attribue à Eubulide, successeur d'Euclide, se rattachaient-ils ainsi indirectement aux théories des Mégariques 1. (D. L., II, 108.) Le sophisme du menteur peut se ramener à ces termes : un menteur, qui dit qu'il ment, ment-il? Les trois arguments du caché, du voilé, de l'Electre (Oreste), ne sont que le même argument sous trois formes différentes: Connais-tu cet homme voilé? - Non. - C'est ton père, donc tu ne connais pas ton père. (Arist., Soph. El., ch. xxiv.) - Ce que tu n'as pas perdu, tu l'as encore; tu n'as pas perdu de cornes, donc tu as des cornes (cornu). Le sens de ces sophismes n'est-il pas, conformément à la pensée des Mégariques, qu'on ne peut passer d'une idée à une autre et qu'on tombe nécessairement dans l'erreur quand on veut unir deux concepts l'un à l'autre (avoir, ne pas perdre)? Le sorite et le chauve (combien de grains font un tas de blé? combien faut-il enlever de cheveux à un homme pour qu'il soit chauve ?) semblent destinés à montrer qu'on ne peut accorder aucune existence véritable aux choses sensibles, qui toujours deviennent sans être jamais; c'est par de semblables arguments que Zénon d'Elée démontrait l'impossibilité de saisir l'être matériel.

C'est par

Progrès de la théorie scientifique du raisonnement, de Socrate à Aristote. Socrate. une pure abstraction que nous séparons la théorie du raisonnement des théories du concept et du jugement: toute la logique dépend de l'existence et de la nature des idées générales. Nous ne pouvons donc que répéter ici ce que nous avons dit et montré déjà la sophistique amène la réaction de Socrate; les arguments captieux, les négations et les subtilités des petits Socratiques provoquent la grande théorie logique et métaphysique des idées. On niait la possibilité de former des idées générales, de juger, de raisonner : il fallait rétablir l'esprit dans ses droits. La découverte des lois logiques de la pensée s'imposait aux adversaires des Sophistes: une science était nécessaire, qui permit de résoudre les difficultés de la sophistique en définissant les procédés réguliers de la pensée correcte, en accord avec les choses et avec elle-même.

Socrate n'est pas encore un logicien il ne fait pas la théorie des procédés qu'il emploie, il ne distingue pas les divers modes de démonstration, mais il oppose aux Sophistes son exemple. Il montre qu'à l'aide de concepts formés régulièrement, selon les exigences d'une induction prudente, on peut composer des jugements et déduire des conséquences. Au lieu de se servir des mots au hasard, il s'attache avant tout à définir ses idées, et il sait comment il les forme. I saisit ainsi le particulier et le général dans leurs rapports, et il n'est plus tenté de nier le jugement. Les concepts bien

1. C'est l'avis de Prant (Geschichte der Logik, p. 42 sq.). Ed. Zeller (Philosophie der griechen, t. II, 1, p. 226) ne reconnait un sens dogmatique qu'aux arguments du tas de blé et

du chauve; tous les autres lui paraissent de purs sophismes destinés uniquement à embarrasser l'interlocuteur.

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