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degré... L'habitude est une nature acquise, une seconde nature qui a sa raison dans la nature primitive et seule l'explique à l'entendement. » (Thèse sur l'habitude.) L'habitude vient de la conscience et de la volonté, mais elle va vers la spontanéité inconsciente. Elle part de l'esprit mais pour s'en éloigner sans cesse, pour se rapprocher de plus en plus du mode d'action de la nature. N'y a-t-il pas là comme une invitation à pénétrer les profondeurs de la vie instinctive à la lumière de la conscience? La conscience réfléchie nous fait découvrir sous l'activité le désir, et au delà du désir sa source même, l'amour qui ne se distingue plus du bien auquel il aspire. L'habitude vient de l'activité réfléchie, et nous montre comme elle, mais plus clairement peut-être encore, la loi des causes efficientes subordonnée à la loi des causes finales. Elle supprime les moyens termes le désir n'est plus séparé par une série d'actes pénibles du but vers lequel il tend; il se confond avec son objet, il naît et se réalise en naissant. Peu à peu la fin se confond avec le mouvement, le mouvement avec la tendance. L'idée devient être, s'organise, prend corps, en même temps disparaît de la conscience. Cette vie de l'idée, cette marche du désir, inconsciente et sûre, c'est l'activité même de la nature, qui en son dernier fond est intelligence et amour.

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La philosophie allemande.- L'instinct. - Finalité inconsciente. — Hegel. — Schopenhauer. — Hartmann. — La philosophie allemande n'explique l'instinct ni par le mécanisme aveugle de la nature, comme l'école empirique, ni par l'activité supérieure de l'esprit, diminuée et concentrée, comme l'école spiritualiste. Elle y voit surtout une finalité inconsciente; elle admet une faculté de poursuivre des buts sans conscience; et c'est même là le type de l'activité originelle et universelle de la nature.

L'instinct plastique, dit Hegel, est analogue à l'entendement conscient; mais il ne faut pas se représenter pour cela l'activité finale de la nature comme un entendement qui a conscience de lui-même : c'est un ouvrier sans conscience. (Phil. de la nature, tr. fr. de Véra, § 336.) - L'instinct est l'activité qui agit sans conscience en vue d'une fin, die bewusstlose Zweckthätigkeit. L'animal ne connaît pas ses fins comme fins. (Ibid., § 360.)

Schopenhauer s'exprime de le même manière :

Il semble que la nature ait voulu nous donner un commentaire éclatant de son activité productive dans l'instinct artistique des animaux; car ceux-ci nous montrent de la manière la plus évidente que des êtres peuvent travailler à leur but avec la plus grande sûreté ou précision sans le connaître, sans en

avoir la moindre représentation. Les insectes veulentl e but sans le connaître : ils n'ont pas même le choix des moyens. (Die Welt als Wille, t. II, ch. xxvi.)

Enfin, M. de Hartmann, résumant toutes ces idées, va jusqu'à diviniser l'Inconscient, et il en fait le principe de toute activité instinctive. L'instinct est la présence réelle de l'Inconscient dans l'individu « c'est l'individu, dit-il, qui, dans chaque cas particulier et sans en avoir conscience, voit et connaît le but que l'instinct poursuit; c'est encore lui qui choisit sans en avoir conscience davantage les moyens appropriés à chaque cas particulier. » (Phil. de l'Inconscient, 1re part., III.)

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Conclusion: il n'y a pas entre l'intelligence et l'instinct opposition absolue. Ce qui résulte de cette étude, c'est que l'accord peu à peu s'établit sur certains points. La vie humaine enveloppe la vie animale, la comprend, l'achève; il n'y a pas entre l'intelligence et l'instinct d'opposition absolue; l'habitude permet d'entrevoir leur commune nature. Mais pour les empiriques, c'est dans le mouvement réflexe qu'est la raison de l'instinct, l'intelligence n'étant elle-même qu'une forme plus complexe de ce phénomène primitif; pour les métaphysiciens, qui voient les choses du point de vue de l'esprit, l'instinct est une sorte d'idée substantielle, de pensée perdue, évanouie, confondue dans son objet. Les deux théories permettent de comprendre que dans l'animal et dans l'homme l'intelligence et l'instinct puissent se rencontrer, s'unir, s'aider l'un l'autre. Elles ne s'opposent qu'à la façon du mécanisme et de la finalité qui, loin d'être en contradiction absolue, se supposent dès qu'on admet que mouvement implique direction, et que la direction seule permet d'entendre et de prévoir les phases du mouvement.

CHAPITRE IV

LES SENS ET LA PERCEPTION EXTERNE

Le problème de la perception externe comprend deux questions distinctes. La première est la question de fait, quæstio facti : Com

ment, et par quelle sorte d'opérations entrons-nous en rapport avec le monde extérieur? La seconde est la question de droit, quæstio juris : Que connaisons-nous réellement du monde extérieur? L'une appartient à la psychologie empirique; l'autre à la critique de la connaissance.

L'histoire du problème de la perception extérieure comprendra donc ces deux questions qui n'ont jamais été bien séparées.

Les premiers philosophes ne comprennent pas le rôle du sujet dans la connaissance : la sensation expliquée par le contact des éléments semblables ou contraires. Dans la philosophie anté-socratique nous trouvons déjà une physiologie des sens et un effort, qui trahit l'inexpérience, pour critiquer la connaissance qu'ils donnent. Mais pour bien comprendre ces premiers essais, il y a deux choses qu'il est bon de ne pas oublier la première, c'est que les notions qui nous semblent les plus distinctes sont encore mêlées et confondues dans les esprits, comme les diverses parties d'un organisme dans l'unité du germe; la seconde, c'est qu'avant les sophistes nul n'a soupçonné le rôle du sujet dans la connaissance et ne s'est demandé ce que l'esprit pouvait mettre de lui-même dans une science qui suppose son activité.

L'idée dominante dans cette première période, c'est que la sensation s'explique par le contact des éléments semblables.

Aleméon de Crotone. Héraclite et Anaxagore. Leucippe et Démocrite. — La plus ancienne description de la perception sensible est celle d'Alcméon, médecin de Crotone, contemporain et peut-être disciple de Pythagore. Le cerveau, selon lui, est le siège de l'âme, et les sensations y parviennent par l'intermédiaire de canaux qui partent des organes des sens. Nous sentons les odeurs quand, dans la respiration, elles montent par le nez jusqu'au cerveau. L'oreille est creuse, tout ce qui est creux résonne, donc l'oreille résonne, quand elle est frappée par l'air en mouvement le conduit de l'oreille est le chemin par lequel le son se rend au cerveau. La vision s'explique par la réflexion des corps brillants et transparents; l'intermédiaire est ici l'eau que contient l'œil. (Théophr., de Sens.) Dans cette théorie la qualité passe du corps extérieur dans le cerveau, et le problème est de rendre compte des moyens par lesquels s'opère ce passage.

Pour Héraclite et pour Anaxagore la sensation n'est pas pro

duite par le semblable, mais par le contraire. Pour Héraclite, c'est une conséquence de cette idée que l'opposition et l'unité des contraires expliquent toute réalité. Suivant Anaxagore, le semblable n'a pas d'action sur le semblable, parce qu'il ne produit en lui aucun changement. Les yeux qui réfléchissent les objets sont obscurs. Nous ne sentons que les températures qui diffèrent de celle de notre corps.

Empédocle rattache sa théorie des sens à sa doctrine générale. Tous les corps ont des pores (ópot), et d'autre part de chaque corps viennent des émanations, des effluves (añoppox), que leur petitesse ne permet pas de percevoir, mais qui pénètrent dans les pores des autres corps qui leur correspondent. Tout changement se ramenant à un mélange ou à une séparation, il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer l'action à distance. Cette loi générale rend compte de la sensation. Le semblable est connu par ce qui lui est semblable : l'eau par l'eau, la terre par la terre, etc. La sensation se produit. donc quand les parcelles détachées des objets entrent en contact avec les parties similaires des organes sensoriels, soit que ces parcelles arrivent aux parties similaires par les pores, soit qu'inversement, comme dans la vue, les parties similaires se portent par les pores au-devant des objets. Ce qui explique la diversité des sens et des sensations, c'est la différence des pores: chaque sens ne perçoit que ce qui est symétrique à ses pores et pénètre en lui. Les particules qui entrent dans le nez ou la bouche produisent les saveurs ou les odeurs. L'air agité pénètre dans le conduit de l'oreille << comme dans une trompette », et produit le son. L'œil est une sorte de lanterne. Empédocle croit encore avoir expliqué la sensation quand il a montré le contact de deux matières semblables dont l'une appartient à l'organisme. Mais, d'autre part, dans ses explications sur l'ouïe et plus encore sur la vue (rapport de deux termes) il y a comme un soupçon du rôle du sujet dans la sensation.

Dans l'hypothèse atomiste de Leucippe et de Démocrite, toutes les représentations doivent se ramener à des phénomènes corporels : τὰς αἰσθήσεις καὶ τὰς νοήσεις ἑτεροιώσεις εἶναι τοῦ σώματος (Stob., Floril., éd. Mein., IV, 233). Les sensations sont les changements que les impressions extérieures produisent en nous. Toute action d'un corps sur un autre se ramenant à un choc, la sensation se ramène à un contact, à un toucher. Ce contact s'explique lui-même par les émanations que suppose l'action à distance. Nous nous représentons les choses quand leurs émanations pénètrent dans le corps et se répandent dans toutes ses parties. (Théophr., de Sens., 54). Le sem

blable seul pouvant agir sur le semblable, nos sens ne sont affectés que par ce qui leur ressemble. Des objets sensibles se dégagent des émanations, qui en conservent la forme: ces images (eïòwλa), en se réfléchissant dans l'œil, produisent la vue. Le son est un courant (pez) d'atomes qui, partant de l'objet, met en mouvement les atomes de l'air. Quand ce courant d'atomes, grâce à la symétrie des éléments, pénètre le corps et entre en contact avec les atomes de l'âme, le son se produit. Bien que les sons pénètrent dans tout le corps, ainsi que les images visibles, nous n'entendons que par les oreilles, nous ne voyons que par les yeux : c'est que ces organes sont disposés de façon à recevoir la plus grande masse de sons ou d'images et à leur livrer le passage le plus rapide.

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Premiers essais de critique opposition de la sensation et de la connaissance rationnelle. Protagoras : rôle du sujet dans la connaissance sensible. A côté de cette physiologie des sens, nous trouvons les premiers essais de critique de la connaissance sensible. Les Pythagoriciens, Parménide, Héraclite, Anaxagore, Démocrite même, opposent la science véritable à la sensation. Aux données des sens Parménide oppose l'unité de l'Être, Héraclite la pluralité absolue, Anaxagore la confusion, le mélange de tout ce qui est corporel, Démocrite même l'impossibilité de percevoir les atomes et le vide, éléments de toute réalité. Mais il ne faut pas oublier que pas un de ces philosophes ne prétend subordonner la connaissance de l'objet aux lois de la pensée subjective. La philosophie est dogmatique, elle n'est pas critique.

Nous trouvons aussi dans ces premiers essais de psychologie la distinction des qualités premières et des qualités secondes. C'est à Démocrite qu'en revient l'honneur. Suivant lui, toutes les qualités des corps doivent pouvoir se ramener en dernière analyse à la quantité, à la grandeur, à la forme, à la situation réciproque des atomes élémentaires; toutes dérivent des rapports quantitatifs de ces atomes. Mais entre ces qualités il y a une différence : les unes, comme la pesanteur, la dureté, la densité, se déduisent immédiatement de la nature même des atomes; les autres, comme la couleur, la température, le son, dépendent bien du mélange des atomes, mais n'expriment que la manière dont nous percevons ce mélange. (Théophr., de Sens., § 63.)

Avec les Sophistes le point de vue change. On découvre la dépendance de la connaissance par rapport à l'esprit. Tout est mouve

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