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qu'Hamilton et ses disciples attachent à ce complément de la théorie du concept, s'explique par les conséquences qu'il a pour la théorie du raisonnement déductif.

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Stuart Mill: la logique n'est pas une science formelle ; « logique de la vérité. » Impossibilité de concevoir l'abstrait et le général : nominalisme. Pour Hamilton, comme pour Kant, la logique est une science purement formelle : elle ne sait rien de la vérité ou de la fausseté des propositions elles-mêmes, elle n'en tient pas compte; dans le raisonnement elle ne garantit ni les prémisses, ni la conclusion, mais seulement la conséquence des premières à la dernière; pour elle, « tout ce qui n'est pas contradictoire est vrai ». Stuart Mill, qui a critiqué pas à pas avec tant de force et de subtilité la doctrine d'Hamilton, se fait de la logique une idée toute contraire. Hamilton restait dans la tradition de l'École; Stuart Mill n'est pas un réformateur, mais un révolutionnaire; non pas qu'il rejette en bloc les vérités acquises; mais en les interprétant il en bouleverse toute l'économie. Mill ne veut pas qu'on isole la logique de la vérité.

La logique est l'art de penser correctement et la science des conditions d'une pensée correcte. (Philos. de Ham., tr. fr., p. 440.) Elle ne peut donc dédaigner la vérité, faire abstraction de la matière de la connaissance, puisque la pensée n'est vraiment correcte que quand elle est en accord non seulement avec elle-même, mais encore avec les faits. Quel est avant tout le but de la pensée? Assurément la conquête de la vérité. Assurément l'élément, je ne dirai pas unique, mais essentiel d'une pensée valide, c'est que ses résultats soient vrais...(Ibid., p. 445.) Ce n'est que parce qu'elle peut servir à atteindre la vérité matérielle que la validité formelle d'une opération de pensée a quelque valeur. (Ibid., p. 451.) La logique ne s'occupe pas des vérités immédiatement connues; son domaine est limité aux vérités connues par l'intermédiaire d'autres vérités; elle est la science de la preuve; mais elle est la théorie complète de la constatation de la vérité par raisonnement ou inférence (Log., t. Ier, trad. fr., p. 234); la logique formelle, la logique de la conséquence n'est qu'un chapitre, une partie subordonnée de la logique générale, de la logique de la vérité.

Pour renouveler la logique, en la ramenant aux faits et à la réalité, pour lui enlever tout caractère scolastique, Stuart Mill s'attaque à ce qui, depuis Aristote, avait paru aux logiciens l'élément essentiel des opérations logiques'. Il enlève toute existence indépendante, même dans l'esprit, à l'universel. L'ancienne logi

1. M. V. Brochard a bien mis ce point en lumière dans ses articles sur la logique de Stuart Mill, Revue philosophique, t. XII, 1881.

que, reposant tout entière sur la quantité des idées générales et sur leur enveloppement réciproque, tombe du même coup. Hamilton avait admis, comme Berkeley, que le concept ne peut être un objet indépendant pour la pensée, et cependant, par une apparente contradiction, il avait exposé toutes les opérations de l'intelligence avec le langage et les suppositions du conceptualisme. (Philos. de Ham., trad. fr., p. 379.) Stuart Mill prétend être plus conséquent et plus radical. Selon lui les concepts ne sont rien. Berkeley a raison, il est impossible de représenter ou de concevoir une chose en général. Quand il y a dans l'esprit autre chose qu'un mot, c'est toujours une image concrète. L'objet de la pensée, ce n'est jamais l'homme, le cheval, le triangle; c'est toujours un homme, un cheval, un triangle. Comment donc expliquer l'illusion psychologique qui a donné naissance au conceptualisme.

A proprement parler nous n'avons pas de concepts généraux, nous n'avons que des idées complexes d'objets au concret; mais nous pouvons porter exclusivement notre attention sur certaines parties de l'idée concrète; et par cette attention exclusive nous donnons à ces parties le pouvoir de déterminer exclusivement le cours de nos pensées, telles que l'association les évoque subséquemment; et nous sommes à même de suivre un enchaînement de méditations ou de raisonnements relatifs à ces parties seulement, tout comme si nous étions capables de les concevoir séparées du reste. (Philos. de Ham., p. 371.) Ce qui contribue le plus à nous donner ce pouvoir, c'est l'emploi des signes et surtout des noms. Nous créons une association artificielle entre les attributs communs à un groupe d'objets, et une certaine combinaison de sons articulés. Quand nous entendons le son, s'éveille dans notre esprit l'idée d'un certain objet possédant ces attributs, et dans cette idée ces attributs seuls sont suggérés vivement à l'esprit, tandis que la conscience que nous avons du reste de l'idée concrète demeure faible. Comme le nom n'a été directement associé qu'à ces attributs, il peut d'ailleurs les rappeler aussi bien sous une combinaison concrète que sous une autre. (Philos. de Ham., p. 372.) Ainsi jamais nous ne pensons le général, toujours il y a dans l'esprit quelque image concrète; mais cette image varie selon les cas, tandis que l'association du nom avec les attributs, qui forment sa signification conventionnelle, devient de plus en plus forte.

En un mot le nom représente une habitude de l'esprit, celle de porter une attention spéciale et plus ou moins exclusive sur certaines parties de la présentation des sens ou de la représentation de l'imagination dont nous avons conscience. Or cette habitude subjective fait toute la réalité du concept, le concept n'existe donc que par le mot. Stuart Mill ne prétend pas d'ailleurs donner au mot une existence indépendante, lui attribuer, comme Condillac, le pouvoir de penser pour nous; le mot ne représente qu'une habitude de l'esprit; en dernière analyse ce qui existe ce sont les faits particuliers, point de départ de toutes ces opérations successives.

On ne peut fonder la logique sur les concepts qui ne sont pas objets de la pensée.

Si le concept n'existe pas comme objet distinct et indépendant de pensée, s'il n'est jamais qu'une partie d'une image concrète, et s'il n'a rien qui le distingue des autres parties, si ce n'est une somme d'attention, qui lui est garantie par l'association spéciale qui l'unit à un nom, que signifie la place suprême qu'on assigne aux concepts dans toutes les opérations intellectuelles? Ne serait-il pas plus clair et plus vrai de dire que nous pensons au moyen d'idées de phénomènes concrets, tels qu'ils sont présentés dans l'expérience ou représentés dans l'imagination, et au moyen de noms qui, en vertu de leur association particulière avec certains éléments des images concrètes, arrêtent notre attention sur ces éléments? (Philos. de Ham., p. 380.)

De même il ne faut pas parler de la quantité, de l'extension, de la compréhension des concepts. Il faut dire simplement que le nom générique dénote les objets et connote les attributs. Oiseau, par exemple, dénote les aigles, les moineaux, les corbeaux, les oies, etc., et connote la vie, les ailes et les autres propriétés à cause desquelles nous appliquons le nom. Il ne s'agit là en somme que de la double signification des noms génériques. La théorie de la définition doit être aussi modifiée conformément à ces principes.

L'idée la plus exacte et la plus simple qu'on puisse donner de la définition, c'est qu'elle est une proposition déclarative de la signification d'un mot, la signification usuelle ou celle que celui qui parle ou écrit entend attribuer au mot dans un but particulier. (Log., tr. fr., t. Ier, p. 149.) L'ancienne logique prétendait exprimer par la définition l'essence de la chose définie, c'est-à dire le fond caché, primitif, sans lequel elle ne peut ni exister ni être conçue, le quelque chose qui la fait être ce qu'elle est, le principe et le résumé de toutes ses autres propriétés. Rien de plus stérile que ces propositions soi-disant essentielles, elles sont purement verbales. « Tout ce qu'il y a de vrai dans l'assertion que l'homme ne peut être conçu sans la rationalité, c'est que s'il n'avait pas la rationalité il ne serait pas considéré comme un homme. Il n'y a impossibilité ni dans la conception, ni, autant que nous sachions, dans la chose. L'impossibilité ne résulte que des conventions du langage, qui ne permettraient pas, même la chose existât-elle, de lui donner le nom exclusivement réservé aux êtres raisonnables. » (Log., t. Jer, p. 121.) La nature d'un être est un ensemble complexe de qualités; aucune définition ne peut déclarer toute cette nature, et toute proposition qui affirme une qualité quelconque de la chose déclare une partie de cette nature. (Log., t. Ier, P. 161.)

Il faut donc renoncer à l'espoir chimérique de démêler sous les propriétés accidentelles une propriété essentielle, principe et abrégé de toutes les autres.

Toutes les définitions sont des définitions de noms et uniquement de noms. Seulement, tandis que certaines définitions ne sont expressément que l'explication du sens d'un mot, certaines autres, outre l'explication du mot, impliquent qu'il existe une chose correspondant à ce mot. (Log., p. 161.) On dit

parfois que les définitions sont les principes des sciences. Rien de plus faux. La définition est une proposition identique qui n'apprend rien que l'usage de la langue, et de laquelle on ne peut tirer aucune conclusion relative à des faits. (Log., t. Ier, p. 162.)

La vérité c'est que certaines définitions, en même temps qu'elles expliquent le sens d'un mot, affirment l'existence d'une chose répondant au mot. C'est cette réalité, c'est ce fait qui peut devenir <«<le fondement de tout un édifice de vérités scientifiques ». Il faut renoncer à l'espoir de découvrir des formules magiques, qui contiennent l'essence des choses. La définition, comme le concept, nous ramène aux mots, et par les mots aux faits, aux expériences qu'ils résument.

Conclusion.

Dans cette longue histoire nous avons trouvé trois grandes théories en présence; le réalisme, le conceptualisme, le nominalisme. Le réalisme, tel qu'il a été soutenu au moyen âge, n'est plus qu'un fait historique. Il n'est pas un philosophe qui admette aujourd'hui l'existence de l'homme en soi. Mais le réalisme n'a pas cessé d'exister, si l'on entend par là une doctrine qui admet dans les choses une raison qui rende possible et la logique et sa valeur objective. Le nominalisme et le conceptualisme, jusqu'à Berkeley, sont bien difficiles à distinguer. Berkeley donne un sens à cette distinction en refusant à l'esprit toute conception du général et de l'abstrait. Tout empirisme conséquent est nominaliste; le nominalisme, en supprimant l'universel, ruine le fondement de la logique formelle. Ce qu'il faut retenir du nominalisme, ce sont ses observations très justes sur l'importance du langage et sur la nécessité de ne pas isoler la pensée de la réalité. Le conceptualisme, admettant l'existence de l'universel, au moins dans la pensée, comme une forme que l'esprit dégage des choses, comme un type qu'il construit selon des règles fixes, suffit à l'existence de la logique formelle. Mais cette logique formelle constituée, il est difficile de ne pas s'interroger sur sa valeur pratique. N'est-elle rien de plus qu'une sorte de jeu mathématique, où la pensée, seule avec elle-même, n'a d'autre devoir que celui de ne pas se contredire? n'a-t-elle pas une valeur objective, et dans ce cas qu'est-ce qui la fonde? La vraie position des logiciens est peut-être celle du conceptualisme, mais elle est bien difficile à tenir. L'empirique et l'évolutionniste lui opposent qu'il n'y a dans la nature ni genres, ni espèces, que ses abstractions, considérées ainsi absolument, sont des cadres arbitraires, toujours brisés par le mouvement in

cessant des choses. La question des genres et des espèces oblige la logique à sortir des limites dans lesquelles elle aimerait à s'enfermer; par la doctrine de l'évolution elle envahit, comme au temps de Platon et d'Aristote, la philosophie tout entière. Si la logique suppose dans l'esprit l'universel, ou elle n'est qu'un jeu intéressant qui porte sur des abstractions, sur de purs possibles, ou il y a dans la réalité un concours stable de mouvements et de lois qui répond à l'universel dans l'esprit1. Le conceptualisme est ainsi poussé vers le réalisme, qu'il semble impliquer. On peut refuser le problème, mais ce n'est que de parti pris qu'on peut isoler la logique de la métaphysique. « C'est précisément parce qu'elle a coupé ses communications avec le monde réel et s'est confinée dans un orgueilleux isolement que l'ancienne logique a été convaincue d'impuissance et qu'elle est tombée dans un juste discrédit. La logique est bien libre de se constituer dans l'abstraction pure, et elle ne cesse pas pour cela, au point de vue formel, d'être rigoureuse; mais elle est inutile 2. »

CHAPITRE IV

LA THÉORIE DU JUGEMENT

L'ancienne logique distinguait trois opérations fondamentales de l'entendement: concevoir, juger, raisonner. Juger, c'est affirmer un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées. « Autre chose est, dit Bossuet, d'entendre les termes dont une proposition est composée, autre chose de les assembler ou de les disjoindre. Par exemple: dans ces deux propositions; Dieu est éternel, l'homme n'est pas éternel, c'est autre chose d'entendre ces termes Dieu, homme, éternel, autre chose de les assembler ou de les disjoindre, en disant Dieu est éternel, ou l'homme n'est pas éternel.» Personne ne conteste aujourd'hui la légitimité de cette opération. On discute encore sur la nature psychologique de

1. Voy. l'article cité de M. L. Liard, Revue philosophique, 1876. 2. M. Brochard, Rev. philosophique, 1881, t. II, p. 595.

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