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tout ce qu'il pense, il l'exprime intérieurement et extérieurement. Rien non plus d'arbitraire dans l'emploi de l'articulation comme signe des idées. Ce n'est ni par une vue de convenance ou de commodité ni par imitation des animaux que l'homme a choisi la parole pour formuler et communiquer sa pensée, mais bien parce que la parole est chez lui naturelle, et quant à sa production organique et quant à sa valeur expressive. Si on accorde, en effet, à l'animal l'originalité du cri, pourquoi refuser à l'homme l'originalité de la parole? (Orig. du langage, p. 90.)

L'homme est naturellement parlant, comme il est naturellement pensant; il est aussi peu philosophique d'assigner un commencement voulu au langage qu'à la pensée. C'est aux œuvres du génie, mieux encore aux vieux poèmes populaires, aux grandes épopées anonymes qu'il faut comparer le langage. L'action d'une famille, d'un individu, a pu être décisive en ces âges lointains; mais c'est qu'en cette famille, en cet individu, vivait l'esprit de tous.

Le véritable auteur des œuvres spontanées de la conscience, c'est la nature humaine ou, si l'on aime mieux, la cause supérieure de la nature. A cette limite il devient indifférent d'attribuer la causalité à Dieu ou à l'homme. Le spontané est à la fois divin et humain. Là est le point de conciliation d'opinions incomplètes plutôt que contradictoires. (P. 94.)

Le langage est donc une œuvre humaine, mais impersonnelle; il est le développement de la pensée, son expression visible, << le produit vivant de tout l'homme intérieur.» (Fr. Schlegel.) C'est toujours à l'idée de la vie qu'il faut en revenir pour comprendre la naissance et le progrès des langues. Un germe est posé, renfermant en puissance tout ce que l'être sera un jour; le germe se développe, les organes se séparent, les fonctions se divisent; mais dans le germe était donnée la loi, impliqués la forme et le type de cette évolution. De même « ce n'est point par des juxtapositions successives que se sont formés les divers systèmes de langues; semblable aux êtres vivants de la nature, le langage, dès sa première apparition, fut doué de toutes ses parties essentielles... Les langues doivent être comparées, non au cristal qui se forme par agglomération autour d'un noyau, mais au germe qui se développe par sa force intime et par l'appel nécessaire de ses parties ». (P. 100-101.) On peut dire en ce sens que chaque famille d'idiomes est « créée d'un seul jet», qu'elle est sortie du génie de chaque race sans effort comme sans tâtonnements. « Une intuition primitive révéla à chaque race la coupe générale de son discours et le grand compromis qu'elle dut prendre une fois pour toutes avec sa pensée. »> (P. 20.)

Théorie physiologique des signes naturels

Charles Bell, Darwin. - Comme la philologie comparée, la physiologie a fourni des données nouvelles à la solution du problème du langage, en expliquant la production et l'intelligence des signes naturels. Comment les mouvements du corps et les jeux de la physionomie deviennent-ils l'expression des émotions et des passions de l'âme ? Les parties, dit Charles Bell, qui servent à l'expression servent aussi et d'abord à des fonctions soit de la vie inférieure et organique, soit de la vie supérieure et de relation. Or le mouvement expressif d'une émotion est un commencement d'action; à savoir, de l'action précisément nécessaire pour écarter ou prolonger cette émotion, suivant qu'elle est agréable ou douloureuse. Le signe ou l'expression n'est donc qu'une action commencée. Il en est de même des modifications du visage, modifications résultant du jeu de muscles qui ne se meuvent pas comme les autres sous la peau, mais qui y tiennent et l'entraînent avec eux. Si la face, en se contractant de telle ou telle façon, exprime telle ou telle passion, tel ou tel appétit, c'est que cette contraction est précisément la condition mécanique nécessaire pour que telle ou telle passion, tel ou tel appétit se satisfasse. Si la fureur se traduit par un rictus qui rétracte les lèvres en découvrant les dents, c'est que c'est le mouvement même par lequel l'animal s'apprête à saisir et à déchirer avec les dents. Gratiolet avait accepté et développé cettethéorie1.

Dans son traité de l'Expression des émotions, Darwin reprend les idées de Charles Bell, mais d'un point de vue nouveau. Comme son devancier, il part de ce principe qu'aucun organe n'a été primitivement destiné à l'expression, et que les mouvements de l'organisme ne sont devenus les signes de certains états internes que par suite de leur coexistence ordinaire avec ces derniers. Il cherche ensuite à rendre compte de tous les phénomènes d'expression par trois principes généraux : principe de l'association des habitudes utiles; principe de l'antithèse; principe de l'action directe sur l'or-ganisme des excitations du système nerveux. Le principe de l'antithèse est assez hypothétique. Darwin admet que certains mouvements expressifs n'ont d'autre raison qu'une disposition primitive et générale à faire accompagner un sentiment par des gestes contraires à ceux qui servent d'expression au sentiment opposé. Si le chat, pour témoigner ses sentiments affectueux, se raidit, se dresse sur ses pattes, fait le gros dos, dresse la queue et les oreilles, c'est

1. Voir son livre sur la Physionomie

que ces mouvements sont précisément les contraires de ceux qu'il exécuterait pour attaquer ou se défendre. Le principe de l'association des habitudes utiles n'est que la loi de Charles Bell, expliquée dans ses origines. Les mouvements utiles à la satisfaction d'un désir ou au soulagement d'une émotion pénible finissent, en se répétant, par devenir si habituels, qu'ils se reproduisent toutes les fois qu'apparaissent ce désir ou cette émotion, même à un très faible degré, et alors même que leur utilité devient nulle ou très contestable. Beaucoup de signes naturels sont des actions, que l'habitude héréditaire nous porte à ébaucher dans les conditions où, à l'origine, nos ancêtres étaient portés par le besoin à les exécuter. Les chiens ont pris l'habitude de lécher leurs petits dans le but de les nettoyer; cette action s'est associée graduellement avec les sentiments d'affection, et elle est devenue un témoignage de tendresse, 'qu'ils ont étendu à leur maître et à tous ceux à qui ils veulent faire amitié. De même un homme indigné se place, sans en avoir conscience, dans l'attitude qui serait convenable pour attaquer son adversaire, bien qu'il n'ait nullement l'intention de l'attaquer en effet. Quant au troisième principe, celui de l'action directe sur l'organisme des excitations du système nerveux, il est indépendant de la volonté et en grande partie de l'habitude. Chaque fois que le système cérébro-spinal est excité, l'expérience montre qu'une certaine quantité de force nerveuse est engendrée et mise en liberté. De là des mouvements, des gestes, des cris variés (rires, battements de mains, gambades, etc.) qui peuvent, par l'association des idées, devenir les signes ou indices des émotions. Ces deux principes, celui des actions habituelles et celui de l'excès nerveux, peuvent agir simultanément : les gestes d'un homme en fureur peuvent être attribués en partie à l'excès de force nerveuse, en partie aux effets de l'habitude: car ces gestes souvent représentent avec plus ou moins de justesse l'action de frapper.

Thomas Reid, Jouffroy, Adolphe Garnier, avaient compté parmi les facultés primitives qu'il est impossible de résoudre en des éléments antérieurs la faculté expressive, ou faculté de s'exprimer par des signes et de les comprendre 1. Mais si les signes expressifs ne sont que les mouvements naturels pour telles et telles actions, il n'est évidemment pas besoin, pour les produire, d'une faculté spéciale; et vraisemblablement il n'est pas besoin davantage d'une faculté spéciale pour les comprendre. Or, s'il en est ainsi, une clef

1. Dans son écrit le Langage et la Parole, Albert Lemoine avait réfuté de son côté l'existence d'une faculté interprétative naturelle admise par Jouffroy.

semble trouvée pour la question si controversée de l'origine du langage. Qu'un ensemble, un tout soit naturel (hypothèse de Max Müller, de Renan), cela n'empêche pas qu'il ne puisse être de formation jusqu'à un certain point successive, et que les causes en soient susceptibles d'analyse.

On avait dit déjà et bien fait voir que les signes plus ou moins artificiels et conventionnels dont le langage est formé tirent leur origine de certains signes naturels. Nous savons de plus maintenant, par la remarque de Charles Bell, au moins pour certains cas, ce que sont ces signes et comment ils s'expliquent : nous voyons d'autant mieux comment on peut, par la volonté, en étendre l'u sage, les développer, les transformer, en tirer un véritable langage. Les besoins de la respiration, des impressions diverses, font pousser à l'enfant nouveauné le cri qui fait venir à son aide; plus tard il comprendra l'usage qu'il peut en faire; il le répétera, il s'imitera ainsi lui-même. C'est là le premier langage. De ce premier langage, modifié, étendu, naîtra, par le concours du naturel et de la volonté, ce qu'on nomme les mots d'une langue. Ces mots, enchaînés les uns aux autres, ou modifiés, infléchis, selon des lois qui sont celles mêmes de la pensée, et dont l'ensemble est la logique, ces mots, assujettis de la sorte aux règles dont se compose ce qu'on nomme la grammaire, c'est la langue complète. Dans ces vues semblent se trouver les rudiments d'une explication vraiment philosophique des origines des langues. (F. Ravaisson, Rapport sur la philos. en France au dix-neuvième siècle, p. 217-218.)

Conclusion.

Il semble que les solutions contraires proposées au problème du langage peu à peu se rapprochent et tendent à se concilier en une théorie qui contienne les vérités multiples auxquelles elles répondaient. Dans l'antiquité, nous trouvons deux grandes hypothèses: d'après l'une, les mots sont d'origine naturelle (pre), et par là on entend qu'ils imitent la nature des choses; d'après l'autre, ils sont d'institution arbitraire (0:), et sans rapport par suite à l'essence des objets qu'ils désignent. Il y a dans ces deux théories une part de vérité. On n'admet plus avec Cratyle que la science des mots soit la science des choses en ce sens ses adversaires ont raison; mais il est vrai qu'à l'origine les mots répondaient à certaines qualités des objets et plus encore aux impressions qu'ils faisaient sur l'esprit des hommes primitifs: en ce sens il y a plus d'une intuition juste dans les étymologies subtiles de Platon. (Cratyle.) Dans les temps modernes on ne se demande pas si les mots imitent ou non la nature des choses; en cherchant si le langage est naturel ou conventionnel, on cherche surtout quels sont ses rapports à la pensée. On ne se demande plus, comme les anciens peut-on connaître les choses par l'analyse des mots? On se demande peut-on penser sans le secours du langage, et par suite le langage a-t-il pu être créé par la pensée? A ce problème deux solutions contraires sont proposées le langage est une ré

vélation divine, le langage est une institution arbitraire de l'homme. La théorie qui résulte des progrès de la philologie comparée et de la physiologie des signes naturels, comprend ce qu'il y a de juste dans les théories modernes, comme elle permet une conciliation relative des théories de l'antiquité. On ne conteste plus que le langage soit l'œuvre de l'homme; mais on s'accorde à reconnaître qu'il n'est pas l'effet d'un contrat, d'une convention, qu'il est un produit de la nature, une œuvre de la spontanéité humaine, du génie des races primitives.

Ainsi le langage de plus en plus semble devoir être considéré comme une chose vivante et s'expliquer par les lois de la vie. Son premier moment c'est l'emploi intentionnel d'un cri qui n'était d'abord qu'une sorte de mouvement reflexe. Ses premiers éléments sont les interjections qui, arrachées par les émotions, les signifient, et les onomatopées qui, imitant les bruits du dehors, désignent les objets extérieurs. Le sens des mots ainsi formés s'étend à d'autres objets par des analogies plus ou moins lointaines et dont il nous serait difficile aujourd'hui de toujours soupçonner la nature et la variété. Chaque race coordonne ces éléments selon les lois d'une logique qui a quelque chose de général et d'humain, mais à laquelle le génie de la race imprime un caractère propre.

CHAPITRE X

LA SENSIBILITÉ

Surtout préoccupés de la science et de la morale, les philosophes ont rarement pris les phénomènes de la sensibilité pour objet d'une étude désintéressée. Ils s'en sont occupés incidemment dans l'éthique, parfois même dans la théorie de la connaissance, sans reprendre les choses à l'origine, sans se croire obligés de contrôler et de refaire les analyses un peu vagues que contenait le langage vulgaire. En outre, chaque école a porté son attention sur les faits affectifs qui l'intéressaient ou qui confirmaient ses vues théoriques, sans se soucier des éléments qu'elle négligeait. Enfin, tandis que les procédés

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