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tière organisée ». (Hering, cité par M. Ribot, p. 5.) Mais le vrai type de la mémoire organique doit être cherché dans ces mouvements acquis qui s'accomplissent d'eux-mêmes (voir, marcher, écrire, etc.). Examinez le mode d'acquisition, de conservation, de reproduction, cette mémoire organique ressemble en tout à la mémoire psychologique, sauf un point: l'absence de conscience. On apprend plus ou moins vite, on retient plus ou moins bien, on reproduit avec plus ou moins d'aisance et de promptitude (adresse, maladresse). Quelles sont maintenant les modifications de l'organisme que suppose la mémoire organique? « Si la mémoire organique est une propriété de la vie animale, dont la mémoire psychologique n'est qu'un cas particulier, tout ce que nous pourrons découvrir ou conjecturer sur ses conditions ultimes sera applicable à la mémoire tout entière.» (Ibid., p. 10.) Et d'abord quel est le siège de la mémoire? « On doit regarder comme presque démontré, dit Bain, que l'impression renouvelée occupe exactement les mêmes parties que l'impression primitive et de la même manière. » Wundt en donne cette preuve : les yeux fermés, tenez une image d'une couleur très vive devant l'imagination; ouvrez brusquement les yeux, portez-les sur une surface blanche, vous y verrez durant un instant très court l'image contemplée en imagination mais avec la couleur complémentaire. Ainsi il n'y a pas une mémoire, mais plusieurs mémoires; il n'y a pas un siège de la mémoire, mais des sièges particuliers pour chaque mémoire particulière.

Quelles sont maintenant les conditions physiologiques générales de la mémoire? M. Ribot les ramène à deux : 1° une modification particulière imprimée aux éléments nerveux (cellules); 2° une association, une connexion particulière entre un certain nombre de ces éléments. Ces associations dynamiques sont de grande importance. Le souvenir en apparence le plus simple exige la mise en jeu d'un très grand nombre d'éléments nerveux. Chaque élément nerveux peut entrer dans des combinaisons différentes. « Les mouvements secondaires (acquis) automatiques, qui constituent la natation ou la danse, supposent certaines modifications des muscles, des articulations, déjà usitées dans la locomotion, déjà enregistrées dans certains éléments nerveux : ils trouvent en un mot une mémoire déjà organisée dont ils détournent plusieurs éléments à leur profit, pour les faire entrer dans une nouvelle combinaison et concourir à former une autre mémoire... On peut comparer la cellule modifiée à une lettre de l'alphabet cette lettre, tout en restant la même, a concouru à former des millions de mots. >>

Ajoutez à ces phénomènes la conscience, vous avez la mémoire psychologique. La conscience est un fait; ses conditions sont un phénomène nerveux, une certaine intensité, une certaine durée. <«< Si tout état de conscience implique à titre de partie intégrante une action nerveuse, et si cette action modifie les centres nerveux d'une manière permanente, l'état de conscience s'y trouve inscrit par là même. » Que pour une cause ou pour une autre l'état nerveux se reproduise, l'état de conscience se reproduira. Traduite en termes physiologiques, une bonne mémoire, « c'est un grand nombre d'éléments nerveux, chacun modifié d'une manière particulière, chacun faisant partie d'une association et probablement apte à entrer dans plusieurs; chacune de ces associations renfermant les conditions d'existence des états de conscience ».

Ce qui caractérise la mémoire psychique c'est « la reconnaissance ». Comment des états de conscience sont-ils reconnus, attribués par l'individu à lui-même, ce qui semble impliquer soit l'identité d'un être qui comprend et domine ses états successifs, soit l'hypothèse paradoxale « d'une série de sentiments qui se connait elle-même en tant que série »? (Stuart Mill, Philosophie de Hamilton, p. 235.) A cette question M. Ribot substitue la question suivante par quel mécanisme un souvenir est-il localisé dans la durée? L'explication du mécanisme localisateur est d'ailleurs très ingénieuse. Les états de conscience ont une certaine durée; de plus ils sont comme soudés bout à bout, le présent par son bout antérieur au passé, par son bout postérieur à celui qui va naître. Dès lors le souvenir « voyage avec divers glissements en avant, en arrière, sur la ligne du passé » (Voy. H. Taine, de l'Intellig., t. II, 1. I, c. II, 1), jusqu'à ce qu'à la suite d'oscillations plus ou moins longues il s'arrête en un point fixe. « Nous déterminons les positions dans le temps comme les positions dans l'espace, par rapport à un point fixe, qui pour le temps est notre état présent. » Selon que nous reculons plus ou moins sur la ligne du passé, selon que par suite la multitude des souvenirs interposés est plus grande, nous jugeons plus considérable la distance dans le passé. La localisation dans le temps n'est donc pas plus un fait primitif que la localisation dans l'espace, et on peut dire que « la mémoire est une vision dans le temps ». En fait et pratiquement nous parcourons bien rarement tous les intermédiaires, nous simplifions le procédé par l'emploi de points de repère. Les événements les plus importants de ma vie sont pour moi à une distance connue du présent : étant donné un souvenir, il me suffit de le rapporter à une de ces grandes divisions.

pour le situer avec une exactitude suffisante dans le passé 1. L'art consiste à franchir ainsi comme d'un regard de longs intervalles; << sans l'oubli total d'un nombre prodigieux d'états de conscience, et l'oubli momentané d'un grand nombre, nous ne pourrions nous souvenir. Nous arrivons à ce résultat paradoxal qu'une condition de de la mémoire c'est l'oubli. » (Ibid., p. 45.)

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Confirmation de la théorie physiologique par les maladies de la mémoire. Résumons la théorie de l'école physiologique : la mémoire est un fait biologique. Elle comprend au plus haut degré des souvenirs pleinement conscients et à demi organisés (exemple : une langue qu'on est en train d'apprendre) qui tendent à se retirer de la sphère de la conscience pour se rapprocher de la mémoire organique (langue maternelle); puis des souvenirs complètement organisés et à peu près inconscients (art du musicien); plus bas encore les expériences enregistrées que suppose l'exercice des sens (voir, palper, marcher). Au-dessous des reflexes composés qui représentent la mémoire organique à son plus bas terme, il y a le reflexe simple, qui résulte d'une disposition anatomique innée. Peut-être ces reflexes mêmes ont-ils été acquis et fixés par des expériences sans nombre dans l'évolution des espèces et sont-ils les résultats d'une mémoire spécifique.

M. Ribot trouve dans l'étude des maladies de la mémoire la confirmation de sa théorie. Les amnésies partielles (disparition d'un groupe de souvenirs, d'une langue étrangère, d'uné classe de mots, etc.) prouvent qu'il y a non pas une seule, mais plusieurs mémoires. Les amnésies progressives, qui par un travail de dissolution lent et continu conduisent à l'abolition complète de la mémoire, obéissent à une loi non moins intéressante. La destruction de la mémoire « descend progressivement de l'instable au stable. Elle commence par les souvenirs récents qui, mal fixés dans les éléments nerveux, rarement répétés et par conséquent faiblement associés avec les autres, représentent l'organisation à son degré le plus faible. Elle finit par cette mémoire sensorielle, instinctive, qui, fixée dans l'organisme, devenue une partie de lui-même ou plutôt luimème, représente l'organisation à son degré le plus fort. Du terme initial au terme final la marche de l'amnésie, réglée par la nature des choses, suit la ligne de la moindre résistance, c'est-à-dire de la moindre organisation. La pathologie confirme ainsi pleinement ce

1. Voy. sur ces questions la Théorie de la mémoire, publiée par M. A. Gratacap en 1863.

que nous avons dit de la mémoire : c'est un processus d'organisation à degrés variables compris entre deux limites extrêmes, l'état nouveau et l'enregistrement organique ». (Ibid., p. 94.) Ce qui confirme encore, selon M. Ribot, cette loi de réversion ou de régression, c'est que, quand elle se rétablit, la mémoire suit un ordre inverse de celui dans lequel elle se détruit.

Conclusion: progrès de la psychologie et de la physiologie de la mémoire. La théorie mécaniste explique tout de la mémoire, excepté la mémoire elle-même. Il est facile de constater par cette étude historique les progrès de la psychologie et de la physiologie de la mémoire. Ces progrès sont dus surtout à l'école psychologique écossaise et française et à l'école associationiste. Les rapports, on pourrait dire l'identité de la mémoire et de l'habitude, ses conditions physiologiques, ses lois psychologiques, ses maladies et leur cours régulier sont désormais connus. Mais il ne faut pas oublier que la mémoire enveloppe l'idée du temps, et qu'elle semble impliquer l'identité personnelle, que par là, comme la plupart des problèmes psychologiques, elle conduit à une critique et à une métaphysique de l'esprit. Le mécanisme explique tout de la mémoire, excepté la mémoire elle-même, nisi ipsam memoriam. Comment le phénomène reproduit est-il reconnu ? Comment expliquer même la durée et la résurrection d'un fait qui, par hypothèse, n'est qu'un fait, n'a aucune réalité propre, et a cessé d'être pour jamais dès qu'il n'est plus ?

CHAPITRE VIII

L'ASSOCIATION DES IDÉES

Sous le nom d'association des idées on désigne la loi fondamentale en vertu de laquelle les idées s'éveillent et s'enchaînent dans la mémoire et l'imagination, en l'absence des objets. Selon la remarque de Th. Reid, le terme d'association des idées manque

d'exactitude ce ne sont pas seulement les idées, ce sont les volitions, les sentiments, toutes les opérations de l'esprit, qui se lient de cette manière. « Une image réveille un jugement, qui suscite un sentiment, d'où nait une résolution, laquelle à son tour évoque de nouvelles images, et ainsi de suite, de sorte que toutes les espèces de phénomènes qui peuvent se passer dans l'âme, s'enchaînent et s'appellent mutuellement. » L'histoire de cette loi est d'autant plus intéressante que, d'abord signalée par les psychologues à l'occasion de la mémoire et de l'imagination, peu à peu elle a comme envahi l'intelligence tout entière. Pour l'école associationiste anglaise, elle est le principe le plus général de l'esprit, la loi qui explique la complexité croissante des phénomènes intérieurs, permet par l'analyse de retrouver les actes élémentaires et par la synthèse leur complication progressive.

Platon, le

Platon la réminiscence empirique. premier, a signalé la loi d'association. La raison est une réminiscence des idées, un réveil en nous de l'intelligible. Or, il y a une réminiscence empirique qui est comme l'analogue, dans le domaine de l'opinion, des procédés rationnels qui nous mettent en possession de l'intelligible. Dans le Phédon (73 d), c'est en partant des lois de la réminiscence empirique que Platon arrive à formuler les lois de la réminiscence rationnelle.

Lorsqu'un homme en voyant ou en entendant quelque chose, ou en la percevant par quelque autre de ses sens, ne connaît pas seulement cette chose dont il est frappé, mais en même temps pense à une autre chose qui ne dépend pas de la même manière de connaitre (οὐ μὴ ἡ αὐτὴ ἐπιστήμη, ἀλλ ̓ ἄλλη), ne disons-nous pas avec raison que cet homme-là se ressouvient (iveμvýσon) de la chose qui lui est venue dans l'esprit?

C'est l'association des idées en général; Platon distingue ensuite deux cas particuliers.

Je dis, par exemple, qu'autre est la connaissance d'un homme et autre la connaissance d'une lyre. Eh bien! ne sais-tu pas ce qui arrive aux amants, quand ils voient une lyre, un habit ou quelque autre chose dont leurs amours ont coutume de se servir? C'est qu'en reconnaissant cette lyre ils se remettent dans la pensée l'image de celui à qui elle a appartenu. Voilà ce que c'est que la réminiscence, comme en voyant Simmias on se rappelle Cébès. Je pourrais te citer un millier d'autres exemples.

Ici Platon signale le cas où des objets ayant été perçus en même temps, l'idée de l'un évoque l'idée de l'autre c'est ce qu'on appelle aujourd'hui la loi de contiguïté dans le temps.

J. HIST. DE LA PHIL.

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