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analyses ingénieuses, et par leurs bonnes descriptions des facultés de l'âme humaine. Hamilton (1788-1856) est le plus grand des philosophes écossais. Il subit l'influence de Kant et, à la psychologie descriptive, il ajoute la critique de l'esprit. Il combat Cousin et Schelling; il demande ce que peut être un acte sans conscience par lequel la raison s'identifie avec l'absolu pour le connaître. L'absolu, objet de la métaphysique, est inconnaissable; le caractère de la connaissance humaine est la relativité. Toute pensée est une relation qui s'établit entre l'objet pensé et le sujet pensant; l'objet connu par nous est donc toujours relatif à nous. « Penser, c'est conditionner, c'est déterminer, c'est limiter; » penser l'absolu, ce serait donc soumettre l'inconditionné à des conditions. « L'inconditionnel ne peut être ni conçu, ni connu, la notion qu'on en a étant une simple négation du conditionnel qui seul peut être positivement connu et conçu. » Hamilton, reprenant une idée de Kant, distingue la croyance de la connaissance, et il maintient par des raisons morales et religieuses la foi à l'absolu.

CHAPITRE XIII

LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE AU XIX SIÈCLE1

École condillacienne. - Insistons surtout sur la philosophie française de notre siècle, qui nous intéresse particulièrement. Au sortir de la Révolution la philosophie était encore tout entière sous l'influence de l'école de Condillac, qui se divisait en deux branches les physiologistes et les idéologues. Le condillacisme physiologique est représenté par Cabanis; le condillacisme idéologique par Destutt de Tracy.

Cabanis (1757-1808) est le premier écrivain français qui ait traité philosophiquement et méthodiquement des rapports du physique

1. Ce résumé de la philosophie française de notre siècle est emprunté au Manuel de l'histoire de la philosophie d'Ueberweg, qui nous

l'avait demandé et l'a fait traduire en allemand
pour l'introduire dans son ouvrage.
P. J.

et du moral. C'est le sujet du livre qui porte ce titre1. Cet ouvrage se compose de douze mémoires qui traitent successivement de l'histoire physiologique des sensations; de l'influence des âges, des sexes, des tempéraments, des maladies, du régime, des climats; de l'instinct, de la sympathie, du sommeil, de l'influence du moral sur le physique, des tempéraments acquis. C'est une mine très riche de faits intéressants; mais l'esprit de l'ouvrage est tout à fait matérialiste. Le moral n'est autre chose que le physique considéré sous certains points de vue particuliers. L'âme n'est pas un être, mais une faculté; la pensée est une sécrétion du cerveau. Plus tard, dans sa Lettre sur les causes premières adressée à Fauviel (in-8°, Paris, 1824), Cabanis modifia profondément ses idées. Il admet une cause du monde douée d'intelligence et de volonté, et conclut à une sorte de panthéisme stoïcien.

Destutt de Tracy (1754-1836) modifia la doctrine de Condillac, en essayant d'expliquer la notion d'extériorité que la sensation pure ne pouvait donner. Suivant lui, il n'y a que le mouvement volontaire qui nous apprenne l'existence des objets extérieurs. Action voulue et sentie d'une part, résistance de l'autre : voilà le lien entre le moi et le non-moi. La même vertu sentante ne peut vouloir et se résister à elle-même. Une matière sans résistance ne pourrait être connue. Un être qui ne ferait pas de mouvements ou qui en ferait sans les sentir ne connaîtrait rien hors de lui. Tracy tire cette conséquence qu'un être absolument immatériel ne connaitrait que lui-même. Les ouvrages de Tracy sont: 1° les Éléments d'idéologie (2 vol. in-8°, Paris, 1804) et le Commentaire sur l'Esprit des Lois (Paris, 1819).

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École théologique. L'école sensualiste n'était que la suite de la philosophie du XVIe siècle. Ce qui caractérise au contraire la philosophie du XIXe siècle dans sa première période, c'est la réaction contre le sensualisme. Cette réaction est double. Il faut distinguer: 1° l'école théologique; 2° l'école spiritualiste. Trois noms principaux se font remarquer dans l'école théologique De Bonald, l'abbé de Lamennais, Joseph de Maistre.

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De Bonald (1754-1840) est le chef de l'école appelée traditionnaliste, dont le principal dogme est la création divine du langage. La révélation est le principe de toute connaissance. Il n'y a pas d'idées innées. Toute la philosophie de de Bonald est dominée par une formule trinitaire cause, moyen, effet. En cosmologie, la cause est Dieu; le moyen est le mouvement; l'effet est le corps. En politique, ces trois termes deviennent pouvoir, ministre, sujet; dans la famille, père, mère, enfant. Il appliquait ses formules à la théologie, et concluait à la nécessité d'un médiateur. De là cette proposition Dieu est à l'homme-Dieu ce que l'homme-Dieu est à l'homme.

L'abbé de Lamennais (1782-1854) est le fondateur du scepticisme théologique au XIX° siècle. Dans son livre de l'Essai sur l'indifférence en matière religieuse (1817-1827, 4 vol. in-8°) il emprunte, comme Pascal, au pyrrhonisme ses arguments contre l'autorité des facultés. Erreurs des sens, erreurs des raisonnements, contradictions des opinions humaines : tout cet arsenal du scepticisme est employé contre la raison humaine. Après cette ruine de toute certitude, l'abbé de Lamennais essaye de rétablir ce qu'il a détruit sur un nouveau critérium, le consentement universel. Sur cette base, il essaye d'établir: 1° le déisme; 2o la révélation; 3° le catholicisme. Joseph de Maistre (1753-1821) est le fondateur de l'ultramontanisme moderne, dont le livre du Pape (1819-20) est en quelque sorte l'évangile. Il a touché à la philosophie dans les Soirées de Saint-Pétersbourg (Paris, 1821), où il traite du gouvernement temporel, de la Providence dans les choses humaines. Très préoccupé de l'idée théologique du péché originel, il est tenté de ne voir dans le mal qu'expiation et châtiment. De là le caractère cruel de sa philosophie, son apologie du bourreau, de la guerre, de l'Inquisition, etc. Il n'était pas sans quelque mélange d'illuminisme, et révait une vaste rénovation religieuse. Ce qui explique que son nom ait été souvent cité et invoqué par les Saint-Simoniens.

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École spiritualiste. Cette école se caractérise : 1° en ce qu'elle est entièrement indépendante de la théologie; 2° en ce qu'elle cherche dans la psychologie les principes de toute philosophie; 3o en ce qu'elle renouvelle la tradition idéaliste et spiritualiste du cartésianisme. Ses principaux représentants sont: RoyerCollard, Maine de Biran, Cousin et Th. Jouffroy.

Royer-Collard (1763-1845), beaucoup plus important comme homme politique que comme philosophe, a introduit en France la

philosophie écossaise. Il insiste surtout, comme Reid, sur la distinction de la sensation et de la perception, sur les principes de causalité et d'induction. Ce qu'il y a de plus original, c'est son analyse de la notion de durée. (Voy. les Fragments de RoyerCollard dans la traduction des OEuvres de Reid par Th. Jouffroy.) Maine de Biran (1766-1824), proclamé par Cousin le premier métaphysicien français du XIXe siècle, a passé par trois doctrines philosophiques différentes, ou plutôt par trois périodes différentes d'un même développement philosophique.

Première période. - Cette période est signalée par l'ouvrage intitulé Mémoire sur l'habitude (1803). Dans cet ouvrage, Maine de Biran appartient encore, ou plutôt croit encore appartenir à l'école idéologique ou condillacienne; mais déjà il s'en distingue. Développant l'idée déjà émise par Tracy (savoir que le mouvement volontaire est l'origine de notre notion d'extériorité), il fonde sur ce principe la distinction de la sensation et de la perception, restée si vague dans l'école de Reid. La sensation n'est que l'affection produite par les causes extérieures; la perception est le résultat de notre activité volontaire. Il nous montre ces deux faits se combinant dans chacun de nos sens avec des proportions diverses, la perception étant toujours en raison de la mobilité de l'organe. La perception n'est donc pas une sensation transformée. A la même distinction se rapporte celle de l'imagination et de la mémoire. Il distingue ensuite deux sortes d'habitudes : les habitudes actives et les habitudes passives. Enfin il développe cette loi fondamentale de l'habitude, « qu'elle affaiblit la sensation et fortifie la perception ».

Deuxième période. Dans cette seconde période, Biran fonde et développe sa propre philosophie. L'idée fondamentale de cette philosophie, c'est que le point de vue d'un être qui se connaît luimême ne peut être assimilé au point de vue d'une chose connue extérieurement et objectivement. L'erreur fondamentale des sensualistes était de se représenter les causes internes, les facultés, sur le modèle des causes externes et objectives. Celles-ci n'étant pas connues en elles-mêmes ne sont que des qualités occultes, des noms abstraits, représentant des groupes de phénomènes, qui vont se perdre les uns dans les autres à mesure que l'on découvre entre ces groupes de nouvelles analogies. L'attraction, l'affinité, l'électricité, ne sont que des noms; ainsi pour les sensualistes la sensibilité, l'entendement, la volonté et en général la causalité subjective ne sont que de purs abstraits. Mais, dit Biran, l'être qui se

sent agir et qui est le témoin de sa propre activité, peut-il se considérer lui-même comme un objet? Sans doute, l'âme considérée dans l'absolu nous est inaccessible: c'est un x. Mais entre le point de vue des métaphysiciens abstraits qui se placent dans l'absolu, et le point de vue des empiristes purs, qui ne voient que des phénomènes et des liaisons de sensations, il y a le point de vue de la réflexion intérieure par lequel le sujet individuel se sent comme tel et se distingue de tous ses modes, au lieu de s'y confondre, comme le voulait Condillac. Le fait primitif de la conscience est celui de l'effort volontaire (nisus), lequel embrasse deux termes distincts, mais indivisiblement unis : le vouloir et la résistance (non pas la résistance du corps étranger, mais celle du corps propre). Par le moyen de la résistance, le moi se sent limité, et par là il prend conscience de lui-même, en même temps qu'il reconnaît nécessairement un non-moi. Par la conscience intérieure de son activité. le moi acquiert la notion de cause, qui n'est ni une idée innée, ni une simple habitude, ni une forme a priori. Biran admet avec Kant la distinction de la matière et de la forme dans la connaissance. Mais la forme ne consiste pas dans les catégories vides et creuses préexistant à toute expérience. Les catégories ne sont que les différents points de vue pris dans l'expérience intérieure, dans la réflexion. Quant à la matière de la connaissance, elle est donnée par le terme résistant, qui fournit la diversité et la localisation. Il y a aussi, suivant Biran, un espace interne, différent de l'espace extérieur et objectif; c'est le lieu immédiat du moi, constitué par la diversité des points de résistance que les différents organes opposent à l'action volontaire. Le point de vue qui domine toute cette philosophie de Biran est le point de vue de la personnalité. Les écrits principaux de cette seconde période sont les Rapports du physique et du moral et surtout l'Essai sur les fondements de la psychologie, publié par Naville en 1859.

Troisième période. La dernière période de Biran est restée incomplète, et sa dernière philosophie n'est qu'ébauchée. Du point de vue stoïcien qui caractérise la seconde période, il a passé au point de vue mystique et chrétien. Dans son Anthropologie, son dernier ouvrage, laissé incomplet, il distingue dans l'homme trois vies la vie animale, celle de la sensation; la vie humaine, celle de la volonté; la vie de l'esprit, celle de l'amour. La personnalité, qui pour lui précédemment était le plus haut degré de la vie humaine, n'est plus qu'un passage à un degré supérieur, où elle va se perdre et s'anéantir en Dieu. (Les œuvres de Biran se composent

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