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Il y a dans l'intelligence divine une infinité de mondes possibles. dont chacun n'est soumis qu'au principe de contradiction. Les idées présentes à l'esprit divin forment une infinité de combinaisons selon tous leurs rapports logiques. Il est donc faux de dire avec Hobbes et Spinoza qu'il n'y a de possible que ce qui est réel. Entre tous ces mondes possibles quel est celui que Dieu fera passer à l'être par un acte de sa volonté? « La suprême sagesse, joint à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. » Dieu crée donc par une sorte de nécessitmorale, par un acte de sa volonté conforme à son intelligence, le meilleur des mondes possibles, celui qui réalise la plus grande somme de perfection. Notre univers est d'abord possible, c'estdire soumis au principe de contradiction; mais il n'est réel, il n'a mérité l'existence que parce qu'il satisfait en outre au principe de raison suffisante. Si Dieu choisit de tous les possibles le meilleur, d'où vient donc le mal? Le mal, répond Leibniz, a son principe. non dans la volonté divine, mais dans la nature des choses. La création du parfait est impossible, parce qu'elle implique contradiction. Toute créature est donc nécessairement imparfaite. Die ne veut pas le mal, il veut la réalité du monde. D'une façon géné rale, Dieu veut toujours antécédemment le bien; il ne veut le mal que conséquemment, en tant qu'il est comme imposé par le bien, dont il est la condition. L'homme qui demande la suppression de tel ou tel mal ne se rend pas compte qu'il demande à changer le meilleur des mondes possibles. N'oublions pas en effet que tout ce qui est possible n'est pas compossible (possible en même temps, que, tout étant lié et prédéterminé dans l'univers, rien ne peut être changé que tout ne soit changé en même temps. Se représenter un monde qui, d'ailleurs semblable au nôtre, en différerait par tel ou tel détail, si insignifiant qu'il soit, c'est pure chimère.

Les lois de la nature humaine se déduisent des lois de la vie universelle. L'âme est une monade supérieure qui prend une plus claire conscience d'ellemême, sans toutefois se connaître tout entière et dans tous ses rapports, puisqu'elle enveloppe l'infini. Comme la monade est l'élément réel des choses. l'âme, en se découvrant elle-même et les lois de ses perceptions, découvre le principe de toute existence. Leibniz soutient contre Locke qu'il peut y avoir des idées ou vérités innées, que tous les esprits possèdent, bien qu'ils n'en aient pas une connaissance actuelle. Ces notions et principes peuvent être comparis aux veines qui, dans un bloc de marbre, dessineraient d'avance la statue quil appartient au sculpteur de dégager. Les vérités innées ne sont que les lois de l'activité spirituelle: nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, mui ipse intellectus. L'harmonie préétablie a pour conséquence dans la vie humaine le déterminisme de tous les actes. Pour que Tarquin ne fit pas violence à Lucrèce. il eût fallu qu'un autre monde eût été appelé à l'existence, ce qui ne pouvait

arriver, puisque le monde créé est le meilleur des mondes possibles, et le seul par suite qui pùt être créé par Dieu. L'union de l'âme et du corps n'est qu'un cas particulier du problème général de la communication des substances. Le corps n'agit pas sur l'âme, ni l'âme sur le corps; leur action réciproque apparente résulte de l'harmonie préétablie entre tous les actes de toutes les substances (comparaison de deux horloges). L'œuvre de l'homme est de s'élever à des perceptions de plus en plus distinctes, et, en prenant conscience de l'œuvre et de la nature de Dieu, d'arriver à l'intelligence et à l'amour de la suprême perfection.

CHAPITRE XI

L'EMPIRISME ANGLAIS ET LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE AU XVIII SIÈCLE

Locke critique des idées innées; empirisme. Essai sur l'entendement humain. Politique libérale. - L'empirisme anglais s'oppose à la philosophie cartésienne. Descartes et ses successeurs sont des rationalistes, dont l'ambition est d'appliquer la méthode des mathématiques à la philosophie. Les empiriques anglais prennent pour idéal les sciences de la nature et appliquent la méthode inductive à l'étude de l'entendement humain.

Locke est né en Angleterre en 1632. Il se livra surtout à l'étude des sciences naturelles et de la médecine. De 1675 à 1679, il vécut en France et habita le plus souvent Montpellier. Proscrit par les Stuarts, il se réfugia en Hollande (1683) et y demeura jusqu'à la révolution de 1688. Le prince Guillaume d'Orange le nomma commissaire royal du commerce et des colonies. Ses principaux ouvrages sont l'Essai sur le gouvernement civil; les Lettres sur l'éducation; les Lettres sur la Tolérance; l'Essai sur l'entendement humain. Locke mourut en 1704.

Locke définit ainsi l'objet qu'il se propose dans son Essai sur l'entendement : « Il veut étudier l'origine, la certitude et l'étendue de la connaissance humaine,... montrer par quels moyens notre entendement vient à se former les idées qu'il a des choses, marquer les bornes de la certitude, définir les limites qui séparent l'opinion de la connaissance, examiner quelles règles il faut observer pour déterminer exactement les degrés de notre persuasion à l'égard des

J. HIST. DE LA PHIL.

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choses dont nous n'avons pas une connaissance certaine. » En un mot, il s'agit de savoir ce que peut l'esprit humain, en sachant ce qu'il est. Quelle est l'origine de nos idées? Voilà le problème qui surtout préoccupe Locke et ses successeurs. Avant de chercher dans l'expérience l'origine de toutes les idées qui constituent la connaissance humaine, Locke réfute la théorie cartésienne des idées et vérités innées (livre Ier). Il se rend d'ailleurs la victoire facile, en prenant les mots idée innée dans le sens le plus étroit. Descartes disait seulement que l'homme ne peut entendre l'univers qu'en le ramenant à des éléments intelligibles, qui ne peuvent dériver de l'expérience et qui sont comme le fond même de l'esprit. Locke croit qu'il s'agit de notions toutes faites, présentes à l'âme dès la naissance, et il affirme que ni dans l'ordre spéculatif, ni dans l'ordre pratique, il n'est possible de découvrir une notion ou une vérité qu'on puisse dire à bon droit innée.

Prenez les propositions les plus évidentes : A est A; faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-mêmes; elles sont si peu innées que ni les enfants, ni les sauvages, ni les idiots n'en ont la moindre idée. L'âme possède-t-elle donc des notions dont elle n'a aucune conscience? Comment d'ailleurs des propositions, des vérités seraient-elles innées, quand les concepts qu'elles unissent ne le sont pas? Les Cartésiens objectent qu'il y a des vérités théoriques et pratiques sur lesquelles tous les hommes s'accordent. En fait. l'histoire prouve par les erreurs universellement admises pendant des siècles. par les coutumes étranges des peuples barbares et civilisés, qu'il n'en est rien. En droit, cet accord supposé des hommes ne prouverait pas l'innéité des principes car il pourrait y avoir d'autres raisons qui amènent les hommes à s'accorder sur certains principes.

La meilleure manière d'établir qu'il n'y a pas d'idées innées, c'est de montrer comment toutes nos connaissances dérivent de l'expérience. Tel est l'objet du livre II de l'Essai sur l'entendement. L'âme, à l'origine, est une table rase. Elle reçoit les idées simples, irréductibles, éléments de toute connaissance, par la sensation et par la réflexion. La sensation nous fait connaitre les objets extérieurs par l'intermédiaire des sens externes; la réflexion nous révèle les opérations de notre âme par le sens interne. Toutes nos autres idées sont composées. L'esprit est passif quand il reçoit les idées simples, et, par diverses opérations, il en forme des idées complexes. Les notions qu'on croit innées résultent des opérations de l'entendement discursif, qui distingue, compare, abstrait et combine. << De quelque manière que les idées complexes soient composées et divisées, quoique le nombre en soit infini, elles peuvent pourtant être réduites à ces trois chefs: les modes, qui ne sont pas supposés subsister par eux-mêmes (gratitude, meurtre, etc.); les substances

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(plomb, homme, etc.); les relations (cause, effet, identité, diversité). » Voyons comment Locke explique empiriquement les idées de substance et de cause. Le concept de substance ne contient rien de plus que la supposition d'un quelque chose d'inconnu qui sert de fondement aux qualités. « Faute de concevoir comment des qualités simples, toujours inséparablement unies, peuvent subsister par elles-mêmes, nous supposons un soutien, un substratum, dans lequel elles existent... L'idée de substance n'est donc que l'idée de je ne sais quel sujet qu'on suppose être le soutien des qualités qui produisent dans notre âme des idées simples. » En un mot, tout ce qu'il y a de positif dans la notion de substance, c'est la collection des qualités, connues par l'expérience. La remarque qu'une chose cesse d'être, qu'une autre prend sa place; l'observation du changement continu des représentations dans la conscience soit par suite des impressions externes, soit par l'effet de notre volonté; en un mot, l'expérience des rapports constants selon lesquels se succédent les phénomènes conduit l'esprit humain à cette conclusion que les mêmes changements auront lieu dans l'avenir, quand les mêmes causes seront présentes. L'idée de l'infini ellemême a son origine dans un travail de l'esprit sur les données de l'expérience. « Tout homme qui a l'idée de quelque espace, d'une longueur déterminée, comme d'un pied, d'une aune, peut aussi doubler, tripler cette longueur et avancer toujours de même, sans voir de fin à ses additions. » L'idée de l'infini se forme done en ajoutant toujours une quantité finie à elle-même. De cette origine empirique de nos idées dérive la doctrine de Locke sur les limites de notre connaissance, qui sont celles de l'expérience ellemême. Nous n'avons aucune idée claire et distincte de la substance, soit matérielle soit spirituelle. Nous ne sommes pas autorisés à nier l'existence de l'esprit; mais, d'autre part, il est possible que Dieu ait doué la matière de la faculté de penser.

Dans son Essai sur le gouvernement civil, Locke combat les théories de Hobbes, et se fait l'apologiste de la révolution de 1688. L'état de nature n'est pas l'état de guerre; l'homme a des droits imprescriptibles; la société ne les crée pas, elle est instituée pour les défendre. Tels sont : le droit de propriété, qui a son principe dans le travail; le droit de liberté personnelle, dont l'esclavage est la négation; le droit de légitime défense, auquel se rattache le droit de punir. En entrant dans la société, on ne renonce qu'à ce seul droit de punir; c'est au pouvoir social qu'il appartient d'imposer la réparation du mal commis, en substituant à la vengeance la justice.

Le pouvoir civil et politique est donc essentiellement judiciaire. L'homme entre en société pour vivre librement. Le souverain tient son pouvoir de la nation. Le prince est un mandataire. S'il abuse de l'autorité qui lui a été confiée pour le bien de tous, le peuple, en qui est le principe de la souveraineté, a le droit d'insurrection. Dans ses Lettres sur la tolérance, Locke se prononce pour la séparation de l'Église et de l'État. L'État ne doit pas être chrétien; il doit assurer à chaque citoyen la-jouissance de ses droits, et tolérer toute espèce de culte extérieur.

Idéalisme de Berkeley. - L'évêque irlandais Berkeley (né en 1685, évêque de Cloyne en 1734, mort en 1753) est le disciple tout à la fois de Locke et de Malebranche. Locke nie que l'on connaisse les choses sensibles directement, et il ramène la notion de substance à une collection de qualités toujours perçues ensemble. Malebranche admet que Dieu produit en nous les sensations et les idées, dont les objets extérieurs ne sont que les causes occasionnelles. S'il croit à la réalité du monde extérieur, c'est sur la foi des livres saints. Philosophiquement, l'hypothèse de l'existence du monde est superflue. L'idéalisme de Berkeley, c'est la théorie de Malebranche simplifiée et combinée avec l'empirisme de Locke. A quoi bon admettre une substance dont la nature nous est entièrement inconnue? Ce préjugé dangereux est le principe du matérialisme et du panthéisme. Que les qualités secondes, lumière, son, chaleur, etc., dépendent du sujet et n'existent que par lui, il est impossible de le nier. La même eau paraît tour à tour froide et chaude, ou même froide à la main gauche et chaude à la main droite, si les deux mains sont à une température différente. Accorderons-nous plus de réalité aux qualités dites premières? Elles ne sont, comme les qualités secondes, que des sensations; elles sont des idées : «< or une idée ne peut exister en dehors de l'esprit. » Si les qualités secondes et premières n'ont aucune existence en dehors de nous, quand nous croyons avoir l'intuition d'un objet, nous ne faisons que combiner des sensations élémentaires.

Pour le vulgaire, par exemple, entre l'étendue visible et l'étendue tangible de cette table, il y a un rapport fondé dans la nature des choses; elles sont deux qualités d'un même objet, deux modes d'une même substance. Pour Berkeley, l'étendue visible et l'étendue tangible n'ont aucun rapport nécessaire. L'expérience nous apprend seulement qu'il y a une relation constante entre la figure et la grandeur visibles des objets et leur figure et grandeur tangibles à chaque modification dans l'une répond dans l'autre une modification parallèle. Après de nombreuses expériences, je puis donc conclure de la figure et de la grandeur visibles à la figure et à la grandeur tangibles. En un mot, le

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