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INTRODUCTION

LA LÉGENDE DE LOQMAN

En examinant avec attention les récits que les Arabes nous ont transmis sur Loqmân, il est aisé de reconnaître qu'ils s'appliquent à divers personnages, les uns imaginaires, les autres d'existence au moins douteuse. Les écrivains musulmans eux-mêmes les distinguèrent parfois entre eux, mais le plus souvent la confusion se maintint. Des légendes étrangères, peut-être orientales d'origine, mais certainement empruntées à la Grèce, s'ajoutèrent à des traditions sémitiques, remontant à la plus ancienne période dont les Arabes eussent conservé le souvenir, et ainsi se forma un corps de récits, incarné dans le personnage connu sous le nom de Loqmân. Le travail qui suit a pour but de retrouver quels êtres réels ou imaginaires sont confondus sous ce seul nom.

I

La légende du plus ancien Loqmân se rattache à la catastrophe qui, d'après les musulmans, aurait anéanti le peuple des premiers Adites, dans l'Arabie Heureuse. On n'est pas d'accord sur les ancêtres de ce personnage.

Les uns le nomment Loqman ben 'Ad le jeune ou simplement Loqman ben 'Ad. Cette dernière appellation s'applique surtout à celui des Loqmâns dont l'existence est la moins douteuse. Chez d'autres il est désigné sous le nom de Loqmân ben ‘Ad (le jeune) ben 'Adyâ ben S'ada ben 'Ad, ou de Loqmân ben 'Ad ben El-Kibr, et on lui attribue la construction de la fameuse digue de Mareb. Le texte anonyme que je publie plus loin l'ap

1. Ed-Demiri, H'aiut el-H'aïouân, 2 v. in-4, Boulaq, 1292 hég., t. II, p. 183.

2. Ibn Khaldoun, Kitáb el-lber, 6 v. in-8, Boulaq, 1284 hég., t. II, p. 20.

3. Mas'oudi, Prairies d'or, tr. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, t. III, Paris, 1864, in-8; ch. LIII, p. 375; El-Hamadani, dans le Kitab el-Iklil ap. D. H. Müller, Die Bürgen und Schlösser Süd-Arabiens, fasc. 11, Vienne, 1881, in-8, p. 86. Le même auteur rapporte aussi l'opinion d'après laquelle cette digue aurait été construite par les Himyarites et El-Azd ibn ElGhaouth, de la descendance de Kahlàn. M. D. H. Müller (op. laud., p. 13) croit avoir retrouvé le nom du constructeur dans l'inscription himyarite suivante: Yata'amar Bayin, fils de Samah'ali-Yanouf, prince de Saba, a fait percer le Balaq et (construire) la digue de Rahab pour faciliter l'arrosement. (Arnaud, Pièces relatives aux inscriptions himyariques, Paris, 1843, in-8; Halévy, Études sabéennes, Paris, 1875, in-8, no 66, p. 213-214.) De nos jours il reste encore des traces de cette construction monumentale : « Le Sidd (la digue) est éloigné d'environ deux jours à l'ouest de Mareb; il est placé à l'entrée de la vallée rétrécie par les monts Balaq, qui atteignent une hauteur absolue de 1,200 pieds environ. Les restes de cette digue fout voir que c'était un grand bassin destiné à recevoir l'eau du torrent pendant la saison des pluies. En été, on faisait écouler l'eau du réservoir par des écluses que l'on pouvait ouvrir et fermer à volonté, dans des canaux massivement batis pour arroser des

pelle Loqman ben 'Ad ben El-Malt'at' ben Sekak, et rapporte l'opinion de Ouahb ben Monabbih, d'après laquelle il aurait été surnommé H'imyar er-Raïch, par confusion. entre les Adites et les Himyarites.

L'opinion générale est qu'il était frère de Cheddad ben 'Ad', célèbre dans les légendes arabes et mandéennes par son impiété, sa puissance et ses richesses. Le prophète Houd ben 'Abir ben Chalekh ben Arfakhchad' ayant été envoyé par Dieu aux Adites pour les ramener à la vraie religion, ils se montrèrent rebelles à ses prédications, à l'exception de Loqmân et d'un petit nombre des siens. Leur incrédulité fut punie par une sécheresse qui dura trois ans. Le roi El-Kholdjân, qui régnait alors,

champs voisins. Il reste encore une partie du bassin et des écluses. La construction est très solide et d'une parfaite symétrie. Le bâtiment qui s'est conservé presque intact sur le dos de la montagne à gauche, présente un travail fini et peut se comparer avec les meilleures constructions des peuples modernes, mais il s'en faut de beaucoup qu'il ait le caractère extraordinaire que lui attribuent les récits exagérés des Arabes. » (Halévy, Rapport sur une mission archéologique dans le Yémen, Paris, 1872, in-8, p. 52.) Cf. sur la digue de Mareb, outre les histoires générales de Reiske-Wüstenfeld et de Caussin de Perceval, Arnaud, op. laud. et Journ. asiatique, VIIe série, t. III, 1874; Reiske, De Arabum epochá vetustissimâ Sail ol-Arem, Leipzig, 1748, in-4; Schultens, Historia Joctanidarum, Harderovici-Gelrorum, 1786, in-4; De Sacy, Mémoires sur les antiquités de la Perse et l'histoire des Arabes avant Mahomet, Paris, s. d., in-4.

1. Abou'l-Faradj ap. Pockoke, Specimen historiæ Arabum, Oxford, 1650, in-4, p. 58. El-Djannabi place après Cheddad, Morthed (Marthad) surnommé Dzou ‘Aoud qui aurait régné six cents ans d'après El-Firouzabadi, puis 'Amr ben Morthed.

envoya à la Mekke une députation d'Adites pour demander de la pluie au dieu de la Ka'aba. L'ambassade se composait de Loqmân, No'aïm ben Hazal ben Hozaïl ben 'Abil ben S'adà ben 'Ad, Ibn 'Anz, H'alqama ben El-Khasra et Marthad ben Sa'ad ben 'Anz: celui-ci avait été secrètement converti par Houd'. Ils s'arrètèrent en chemin chez un 'Amaliqa, Moa'ouyah ben Bekr, dont la sœur, Hozeïlah, avait épousé Noa'ïm ben Hazal et lui avait donné trois fils: Obeïd, 'Amr et 'Amir. Il les reçut avec la plus grande courtoisie et ils demeurèrent chez lui pendant un mois, ne s'occupant que de boire et se divertir. A la fin, leur hôte, sachant dans quelle détresse se trouvait le peuple de 'Ad, pendant que les envoyés semblaient avoir oublié le but de leur mission, s'adressa à deux chanteuses qu'il possédait et qu'on nommait les deux cigales (ou sauterelles) de

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1. Tabari; Ibn Khaldoun, op. laud. Ed-Demiri, Haïat elH'aïouản, t. II, p. 384, nomme Qaïl ben ‘Atar comme le chef de l'ambassade: ce dernier nom est himyarite: Qaïl, en cette langue, signifie roi, et au lieu de ‘Atar (c) on doit lire ‘Athtar (s). une des principales divinités himyarites, correspondant à l'Ichtar assyrienne et à l'Achtoreth (Astarté) phénicienne. Mirkhond, dans le Raouzet us-sefa, dit que l'ambassade se composait de Qaïl, Loqman, Laqim, Marthad, Djehmed ben Khaïbar et soixante-dix autres principaux personnages (Cf. Rosen, Mesnewi oder Doppelverse des Scheich Mewlana Dschelal ed-Din Rumi, Leipzig, 1849, in-8, Append., p. 207). Suivant Ibn Ish'aq, ces envoyés étaient Qaïl, Loqmån, Marthad, Djolhomah, et Loqaïm: chacun d'eux avait amené sa famille, en sorte qu'ils étaient soixante-dix personnes.

2. Quatre fils, d'après 1bn Ish'aq qui ajoute 'Omaïr: c'est d'eux que seraient descendus les seconds Adites.

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