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qui se plaindrait que la brebis lui fait tort de s'enfuir lorsqu'elle a peur qu'il ne la mange... »

Il était sobre, et, par un singulier effet de son tempérament, la tristesse et la crainte augmentaient son appétit : il en avait fait une loi générale dans le manuscrit de son Traité des passions; mais il corrigea cette erreur sur la réclamation de la princesse Élisabeth. Vers la fin de sa vie, il diminua la quantité des alimens qu'il prenait le soir et dont il était gêné pendant la nuit. Il buvait très peu de vin, s'en abstenait souvent des mois entiers, évitait les viandes trop nourrissantes, et préférait les fruits et les racines, qu'il croyait plus favorables à la vie de l'homme que la chair des animaux. Picot prétendait que, par ce régime, Descartes espérait faire vivre les hommes quatre ou cinq siècles, et que le philosophe aurait fourni cette longue carrière sans la cause violente qui vint troubler son tempérament et borner sa vie à un demisiècle; mais Descartes était fort éloigné de ces prétentions, car, dans une lettre à Chanut du 15 juin 1646, il écrivit qu'au lieu de chercher les moyens de prolonger la vie il avait trouvé une recette bien plus facile et bien plus sûre : c'était de ne pas craindre la mort.

Il dormait dix ou douze heures. Nous avons dit ailleurs qu'il travaillait au lit le matin. Il dînait à midi, et donnait quelques heures à la conversation, à la culture de son jardin, et à des promenades qu'il faisait le plus souvent à cheval. Il reprenait son travail à quatre heures et le poussait jusque fort avant dans la soirée. Dans les deux ou trois dernières années de sa vie, il se dégoûta de la plume.

Il était doux et affable pour ses domestiques, et paya jusqu'à sa mort une pension à sa nourrice. Quant aux secrétaires ou copistes qu'il employa successivement pour l'aider dans ses recherches et ses expériences, il les traitait comme ses égaux et s'occupait de leur avancement; la plupart devinrent gens de mérite, et ont fini par acquérir une honorable position. Nous avons parlé de Villebressieux : ce jeune médecin de Grenoble travailla plusieurs années avec Descartes, et s'est rendu depuis très célèbre par ses inventions en méca

nique. Un autre, nommé Gérard Gutschoven, fut nommé à une chaire de mathématiques dans l'universite de Louvain. Gillot, le troisième, enseigna la mécanique, les fortifications et la navigation aux officiers de l'armée du prince d'Orange; et lorsque Descartes partit pour la Suède, l'abbé Picot lui céda un Allemand, nommé Schluter, qui avait été pendant quelque temps au collége, savait, indépendamment de sa langue maternelle, le latin et le français, et devint plus tard auditeur en Suède.

Henri Leroy allait le voir souvent dans la retraite d'Eyndegeest, et y menait avec lui sa femme et sa fille; il y arrivait par la commodité des canaux, ou par celle du carrosse de Descartes, que celui-ci mettait volontiers au service de ses amis. L'abbé Picot y vint faire aussi un long séjour, et contracta avec Henri Leroy une amitié qu'avait préparée leur conformité de doctrine.

C'est à cette époque, comme on l'a vu dans la lettre de Sorbière, qu'il fut présenté à la princesse Élisabeth, fille aînée de Frédéric V, électeur palatin, roi de Bohême. Cette princesse, âgée alors de vingt-cinq ans, avait entendu parler de notre philosophe par M. de Zuitlichem, secrétaire du prince d'Orange, et avait désiré le voir. Elle s'était occupée de philosophie et de mathématiques, et elle savait six langues qu'elle avait apprises, comme ses sœurs, de la reine sa mère. Descartes dit qu'elle fut la seule personne qui comprît également bien la partie géométrique et la partie métaphy sique de sa Philosophie. Elle refusa la main d'Uladislas IV, roi de Pologne, veuf d'une princesse d'Autriche. Son motif, suivant Baillet, était le desir de se consacrer exclusivement à la philosophie, mais on ne voit pas trop comment la femme d'un roi aurait eu moins de facilité pour cette étude que la fille d'une reine; et quand on apprend qu'elle fut soupçonnée d'avoir fait assassiner, par jalousie, d'Épinay, gentilhomme français, et que sa mère l'exila de Hollande, avec son frère Philippe accusé d'avoir aussi pris part à ce crime, il est permis de supposer que la philosophie ne fut pas la cause unique du refus qu'elle opposa à la demande du roi de Pologne. La princesse bannie se retira à Grossen, auprès de

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l'électrice douairière de Brandebourg, sa parente, puis suite à Heidelberg, auprès de son frère l'électeur Char Louis, suivit la femme de ce prince à Cassel, lorsque ce dernière se sépara de son mari, demeura plusieurs ann dans cette ville, et alla finir ses jours dans l'abbaye lut rienne de Hervorden, dont elle devint abbesse, et fit u sorte d'académie philosophique.

Dans l'été de 1643 Descartes commença l'impression Principes, qu'il dédia à la princesse Élisabeth. L'année s vante Gassendi publia ses répliques aux réponses de D cartes, en y joignant ses premières réponses sous le titre Disquisitio Metaphysica, seu Dubitationes et Instantiæ a versus Renati Cartesii metaphysicam et responsa. Descar refusa d'abord de lire les Instances, et défendit qu'on imp mât, dans une édition de sa Métaphysique, ce qu'il appel les médisances de ses ennemis. Comme on le pressait cep dant de faire la réfutation de ces Instances, il promit de s' occuper après l'achèvement de l'impression des Princip et le voyage qu'il voulait faire en France. Il partit, en eff à la fin de juin 1644, et alla se loger chez l'abbé Picot, r des Écouffes; il fut reçu par un grand concours d'amis de curieux, qu'il rencontra chez Picot, chez Mydorge chez Mersenne. Il partit le lendemain pour Rennes, afin terminer les affaires de la succession de son père. Il eut fo à se louer de M. de Chavagnes, son frère consanguin, et d maris de ses deux sœurs; mais il n'eut pas lieu d'être au charmé de son frère aîné, M. de La Bretaillère. Il revint Paris vers le milieu du mois d'octobre. Ses amis auraie désiré le voir s'y fixer, mais il aimait mieux, dit-il, se fai désirer que rassasier de sa présence. Pendant son excursi à Rennes, on avait reçu de Hollande les exemplaires Principes de la philosophie; Descartes en avait apporté da sa valise une épreuve, sur laquelle l'abbé Picot avait co mencé la traduction française. Il alla voir le duc de Luyne qui avait traduit les Méditations, et qui lui abandonna libre disposition de son manuscrit. Il vit aussi Clerselie avocat au parlement, qui avait traduit les Objections, et c le mena chez son beau-frère Chanut, alors président e

trésoriers de France en Auvergne, et depuis ambassadeur en Suède, en Hollande, et conseiller d'État. Ce dernier le conduisit chez le chancelier, et essaya de lui faire donner une pension par le cardinal Mazarin, pour l'aider à faire ses expériences; mais il n'y put réussir. D'Alibert, trésorier-général de France, offrit plusieurs fois à Descartes une partie de sa fortune; mais celui-ci s'était expliqué, dans son Discours de la Méthode, sur sa répugnance à recevoir les offres des particuliers, parce que, disait-il, les curieux qui font ce genre de sacrifice veulent qu'on les en dédommage par des explications ou de menues expériences qui ne laissent pas que de faire perdre du temps. Il persista dans les mêmes sentimens ; il ne voulait d'ailleurs pas être redevable envers un particulier d'un secours qu'on ne peut recevoir avec dignité que des mains de l'Etat. Mais pour employer la bonne volonté de D'Alibert, il lui conseilla de faire établir à Paris, soit au College-Royal, soit ailleurs, des chaires de physique et de mathématiques appliquées aux arts mécaniques, avec des cabinets remplis des instrumens propres à chaque profession, et de faire les fonds nécessaires pour assurer à toujours les honoraires des professeurs et les frais des expériences. Les leçons devaient être gratuites, et avoir lieu les dimanches et les fêtes, après vêpres, pour ne pas faire tort aux heures du travail, et pour retirer les ouvriers de la débauche qui leur est ordinaire aux jours de loisir. Descartes eut donc la première idée des écoles d'adultes et des cours d'application dont notre siècle s'est tout récemment honoré.

En ce voyage il fit encore connaissance avec Kenelm Digby, lord-chancelier de la reine d'Angleterre, auteur d'un ouvrage sur l'immortalité de l'ame, et qui menait avec lui le célèbre Thomas Whit, connu dans le monde savant sous le nom de Thomas Anglus.

Il fut de retour en Hollande au milieu de novembre 1644; ce fut alors qu'il reprit son procès contre Schoockius, et qu'il en obtint le résultat dont nous avons parlé plus haut.

Il demeurait alors à Egmond de Binnen, et il s'enfonça plus que jamais dans l'étude des minéraux, des plantes et des animaux. Un ami de M. de Sorbière étant allé lui rendre

visite, et lui demandant à voir sa bibliothèque, Descartes le conduisit sur le derrière de sa maison et, tirant un rideau, il lui montra un veau à la dissection duquel il travaillait, en lui disant: Voilà ma bibliothèque, voilà le livre que j'estime le plus et que je lis le plus ordinairement.

Il ne faudrait pas croire cependant que Descartes fût absolument dépourvu d'érudition philosophique. Il nous a dit lui-même que, dès le collége, il avait lu tous les livres qui traitaient des matières les plus rares et les plus curieuses. Il cite Démocrite et Aristote1, les livres des sceptiques et des académiques 2, Épicure, Zénon, Sénèque 3, saint Thomas 4, Suarez 5, Raymond Lulle 6, Bacon en plusieurs endroits de sa correspondance 7, Herbert 8, et enfin Campanella 9.

Il commença dès l'automne de 1645 ses traités de l'Homme et de la Formation du foetus. Distrait un instant de ses études par un débat entre Longomontanus et Pellius sur la quadrature du cercle, il envoya au dernier une courte démonstration sur l'impossibilité de cette solution. Il composa aussi une lettre à Clerselier, en forme de réponse aux principales Instances de Gassendi, pour l'édition française des Méditations. Clerselier adoucit les termes de la lettre de Descartes, et notre philosophe l'en remercia; cependant il laissa subsister encore le passage suivant, qui n'est pas entièrement exempt de dédain et d'orgueil : « Vous avez eu plus de soin de ma réputation que moi-même, car je vous assure qu'il m'est égal d'être estimé ou méprisé par ceux que de

1 Voyez Principes de la philosophie, art. 202, et Réponses aux quatrièmes Objections, no 58 et 76.

* Réponses aux secondes Objections, no 3.

5 Lettres à la princesse Élisabeth.

4 Réponses aux premières Objections, n° 11, et lettre XXXIV du tome II in-4°.

Réponses aux quatrièmes Objections, no 42.

Lettre XXXIV du tome II in-4°.

Lettres, édition in-12 de 1723-24, Ier vol., page 201; VI vol., page 93; ibid., page 210.

8 Lettre XXXIV du tome II, édition in-4°; lettre sur l'ouvrage d'Herbert, après la lettre LXII, tome IV de la présente édition, page 279.

9 Lettres, édition in-4o, IIe volume, page 377.

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