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mathématiques, et succédait à la réputation du célèbre Viète. Cherchant un état qui lui laissât le loisir de cultiver sa science favorite, Mydorge se fit plus tard trésorier à la généralité d'Amiens. Il dépensa près de cent mille écus de son bien à fabriquer des verres optiques, des miroirs ardens et d'autres instrumens d'expérience, et fut sur le point de faire partager ses goûts à son cousin-germain, de Lamoignon, depuis premier président au parlement de Paris. Descartes retrouva dans cette ville son camarade Mersenne, qui, au sortir de La Flèche, était venu suivre son cours de théologie à la Sorbonne, puis était entré chez les Minimes, et enfin avait reçu l'ordination. Mersenne aimait et pratiquait avec succès la géométrie; Descartes, qui avait été déjà grand mathématicien au collége, devait donc trouver plus de charmes dans la compagnie de Mydorge et de Mersenne que dans celle des gentilshommes oisifs et dissipés: il se retira peu à peu du monde, et finit par se cacher tout-à fait dans une maison du faubourg Saint-Germain, sans donner avis à personne du lieu de sa retraite. Le voilà déjà tel que nous le verrons toute sa vie : aimant la solitude, non par haine des hommes, mais par amour de sa pensée, et faisant sa compagnie la plus douce des créations de son esprit. Mersenne était parti pour Nevers, où il devait professer la philosophie aux jeunes religieux Minimes de cette ville. Descartes resta dans sa solitude pendant deux ans entiers, uniquement occupé de géométrie et d'algèbre. Ses amis, ne le voyant plus nulle part, le croyaient hors de Paris, lorsque l'un d'entre eux le rencontra et ne voulut pas le quitter qu'il ne connût sa demeure. Le jeune reclus fut entraîné de nouveau dans les divertissemens du monde, mais il avait déjà la gravité d'un solitaire: il ne trouvait plus de plaisir à se mêler comme acteur dans les jeux et dans les ballets; le rôle d'auditeur lui convenait mieux, et les concerts étaient devenus son amusement de prédilection.

Il lui fallut enfin se décider à prendre du service. La répugnance qu'il éprouvait, comme une grande partie de la noblesse, à servir sous le maréchal d'Ancre, et le désir de voir des pays étrangers, lui firent chercher quelque prince

allié du roi, sous lequel il pût s'engager comme volontaire : il choisit le prince Maurice de Nassau. Ce général, malgré la trève qu'il avait conclue avec les Espagnols, et qui ne devait expirer que quatre ans plus tard, tenait ses troupes en haleine par de continuels exercices: on trouvait alors auprès de ce prince la meilleure école de guerre de toute l'Europe. Descartes avait achevé ses préparatifs de départ, lorsque le maréchal d'Ancre fut tué. L'un des deux motifs qui le faisaient partir avait disparu, mais l'autre subsistait encore: il ne changea donc pas de résolution; il partit à l'âge de 21 ans (1617).

Pour conserver sa liberté, et demeurer plutôt spectateur qu'acteur, il s'entretint à ses dépens. Il dut cependant recevoir une fois la paye, pour faire acte de soldat, et il garda cet argent toute sa vie, comme un souvenir de son service militaire. Notre volontaire prit assez de goût au métier des armes, quoiqu'il le regardât cependant comme le refuge de l'oisiveté et du libertinage. Nous ne savons pourquoi il ne prit point part à l'expédition du prince Maurice de Nassau, devenu alors prince d'Orange, contre Barneveldt. Peut-être n'estima-t-il cette campagne qu'une guerre civile ou une expédition de police dans laquelle il ne voulut pas se mêler.

Se trouvant de loisir, il consacra l'hiver de 1618 à 1619 à des travaux qui ne sentaient guère l'officier. La musique étant le plaisir qu'il avait le mieux goûté dans sa dernière année de séjour à Paris, il voulut se rendre compte de cet art, comme il l'avait fait pour l'escrime, et il composa son Compendium musica. Voici la liste des écrits qui l'occupèrent à la même époque : 1° Quelques considérations sur les sciences; c'est le premier germe de son Discours de la Méthode; 2° de l'Algèbre ; 3° Democrita; 4° Experimenta ; 50 Præambula, avec cette épigraphe : Initium sapientiæ timor Domini. Ces écrits ne nous sont point parvenus.

Dans ce temps; où les universités formaient une fonction importante de la vie sociale, les savans se donnaient des défis publics, comme autrefois les chevaliers; et des affiches placardées à tous les coins de la ville proposaient des pro

blèmes ou annonçaient une thèse comme jadis un tournoi. Descartes apercevant une de ces affiches écrite en hollandais pria l'un des lecteurs de vouloir bien la lui traduire en français ou en latin. La personne à laquelle il s'adressait lui répondit que c'était un problème de mathématiques, et ajouta en toisant le jeune officier d'un air moqueur : Je vais vous le traduire en latin, si vous m'en promettez la solution. L'officier le lui promit avec un sang-froid qui étonna son homme, et dès le lendemain il lui porta la solution. Cet homme était Isaac Beeckmann, recteur du collége de Dordrecht, assez habile mécanicien, qui était venu à Bréda pour voir les travaux du prince d'Orange. Il se trouva que le jeune officier en savait plus que le vieux professeur. Ils se lièrent tous deux d'amitié: Descartes communiqua au recteur son Abrégé de la musique qu'il voulait maintenir secret, et dont il ne permit jamais l'impression; ce qui fit que Beeckmann, dépositaire du seul manuscrit de cet ouvrage, voulut s'en attribuer l'invention, du vivant même de l'auteur.

La mort de Barneveldt paraît n'avoir pas fait d'impression sur Descartes, qui avait alors 23 ans (1619). Seulement comme le prince d'Orange allait se trouver désoccupé, et que l'ardeur des voyages poursuivait encore le philosophe, il alla prendre du service dans les troupes du duc de Bavière, allié de l'empereur, contre les protestans. Il partit de Bréda en juillet 1619; et comme on procédait alors au couronnement du nouvel empereur, Ferdinand II, à Francfort, il se glissa, dit-on, dans la ville malgré la défense d'y pénétrer faite à tous ceux qui n'étaient pas de la suite des électeurs. Il voulut se donner le spectacle de cette consécration du pouvoir militaire par les mains du pouvoir ecclésiastique, et entendre de ses oreilles : Accipe gladium per manus episcoporum.

Volontaire dans les troupes bavaroises, il passa le quartier d'hiver renfermé dans un poêle, comme il nous le dit lui-même', et tout entier à ses spéculations philosophiques. Il est rare que la solitude ne produise pas une sorte d'état

1 Voyez Discours de la Méthode, première partie.

d'hallucination ou d'extase; Descartes eut alors trois songes mystérieux, et dans le troisième il fit l'interprétation des deux autres. Il s'aperçut un moment qu'il passait de l'état de songe à l'état de veille, quoiqu'il continuât à s'occuper des mêmes idées. Il aurait dû se rappeler cette expérience personnelle lorsque, plus tard, cherchant à établir la certitude de la perception matérielle, il prétendit que l'esprit ne distinguait entre l'état de veille et l'état de rêve que par le plus ou le moins de régularité des idées. Tous ces rêves se terminèrent par une vision dans laquelle il fit vœu d'un pélerinage à Notre-Dame-de-Lorette.

Il se rendit à Ulm pendant que le duc de Bavière menait son armée dans la Haute Autriche, au service de l'empereur; il visita les savans et les mathématiciens de la ville, et, entre autres, Jean Faulhaber qui fut tout aussi étonné que Beeckmann de trouver un profond géomètre sous le frac du volontaire.

Son père avait cru envoyer un officier aux armées, et il ne les avait en réalité augmentées que d'un philosophe. On pense cependant que Descartes assista en personne à la ba taille de Prague, mais comme simple spectateur : il s'occupait vers cette époque d'un traité intitulé Olympica, qui n'a pas été achevé, et dont Baillet a vu le manuscrit ; cet écrit portait en marge la note suivante : « XI novembris 1620; « cœpi intelligere fundamentum inventi mirabilis. » Cette date, qui n'est postérieure que de quatre jours à celle de la bataille de Prague, nous ferait croire que Descartes n'avait point quitté sa retraite, à moins qu'il n'ait travaillé jusque sur le champ de bataille, à son inventum mirabile. En 1621 nous le voyons engagé sous les ordres du comte de Bucquoy, qu'il paraît avoir suivi dans sa campagne de Hongrie. A la mort de ce général, Descartes abandonna définitivement la profession des armes. Il traversa la Moravie, la Silésie, visita les côtes de la mer Baltique et le Holstein; s'embarqua sur l'Elbe, prit terre dans la Frise orientale, parcourut les côtes de la mer d'Allemagne et se rembarqua pour la Frise occidentale. Dans cette traversée, il était monté sur une barque, accompagné d'un seul domestique. Les bateliers l'en

tendant parler français s'imaginèrent qu'il ne connaissait pa la langue du pays et se mirent à comploter tout haut la pert de leur passager: ils le prenaient pour un marchand qui re venait de quelque foire d'Allemagne, et devait être charg du prix de ses marchandises; c'était un étranger inconn dans le pays et dont on ne leur demanderait aucun compte son air de douceur ne faisait pas craindre de résistance, e l'avis de ces hommes était de l'assommer, de le dépouiller e de le jeter à l'eau. Descartes, voyant que l'entretien devenai sérieux pour lui, se leva tout d'un coup, tira son épée, menaça de mort le premier qui l'approcherait, intimida ces brigands et acheva tranquillement son voyage. Il fit voir par cette preuve de courage que, s'il prit part à quelque expédition sous l'électeur de Bavière, ou sous le comte de Bucquoy, il dut payer de sa personne ; et que s'il demeura simple spectateur, ce ne fut pas par crainte du combat.

Après un séjour de courte durée dans la Frise occidentale, il alla passer une partie de l'hiver en Hollande. Il vit à La Haye l'électrice palatine, reine de Bohême, qui s'était retirée auprès du prince d'Orange, oncle maternel de son mari, tandis que celui-ci courait l'Europe pour tâcher de rétablir ses affaires. Descartes ne songeait pas sans doute alors qu'il reviendrait sept ans après dans le pays en qualité de simple philosophe, et qu'il aurait pour disciple dévouée une des filles de cette reine détrônée. Il quitta la Hollande en février 1622 et visita la cour de Bruxelles, tenue par une autre princesse, l'infante Isabelle, veuve de l'archiduc Albert, et en guerre contre cette autre cour qu'il venait de quitter. Il se dirigea sur Rennes par la route de Rouen, évitant de passer par Paris en proie à une contagion depuis deux ans. Il arriva chez son père à la moitié de mars et fut mis en possession de la part qui lui revenait dans la fortune de sa mère ; c'étaient trois fiefs ou métairies : Le Perron, La Grand'-Maison, et Le Marchais, plus une maison de ville à Poitiers, et plusieurs arpens de terre labourable. Il voulut vendre ces biens pour acheter une charge; mais ne découvrant rien qui entrât dans ses vues, il se rendit à Paris vers la fin de février 1623 pour chercher quelque meilleure occasion.

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