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fort petits est évidente; car elle consiste en ce que tous les objets que nous sentons doivent mouvoir quelquesunes des parties de notre corps qui servent d'organes à nos sens, c'est-à-dire quelques petits filets de nos nerfs, et que chacun de ces petits filets ayant quelque grosseur, les corps qui sont beaucoup plus petits qu'eux n'ont point la force de les mouvoir : ainsi, étant assurés que chacun des corps que nous sentons est composé de plusieurs autres corps si petits que nous ne les saurions apercevoir, il n'y a, ce me semble, personne, pourvu qu'il veuille user de raison, qui ne doive avouer que c'est beaucoup mieux philosopher de juger de ce qui arrive en ces petits corps, que leur seule petitesse nous empêche de pouvoir sentir, par l'exemple de ce que nous voyons arriver en ceux que nous sentons, et de rendre raison par ce moyen de tout ce qui est en la nature (ainsi que j'ai tàché de faire en ce traité), que pour rendre raison des mêmes choses en inventer je ne sais quelles autres qui n'ont aucun rapport avec celles que nous sentons, comme sont la matière première, les formes substantielles, et tout ce grand attirail de qualités que plusieurs ont coutume de supposer, chacune desquelles peut plus difficilement être connue que toutes les choses qu'on prétend expliquer par leur moyen.

202. Que ces principes ne s'accordent pas mieux avec ceux de Démocrite qu'avec ceux d'Aristote ou des autres.

Peut-être aussi que quelqu'un dira que Démocrite a déjà ci-devant imaginé de petits corps qui avaient diverses figures, grandeurs et mouvemens, par le divers mélange desquels tous les corps sensibles étaient composés, et que néanmoins sa philosophie est communément rejetée. A quoi je réponds qu'elle n'a jamais été rejetée de personne parce qu'il faisait considérer des corps plus petits que ceux qui sont aperçus de nos sens, et qu'il leur attribuait diverses grandeurs, diverses figures et divers mouvemens; /

car il n'y a personne qui puisse douter qu'il n'y en ait véritablement de tels, ainsi qu'il a déjà été prouvé : mais elle a été rejetée, premièrement à cause qu'elle supposait que ces petits corps étaient indivisibles, ce que je rejette aussi entièrement; puis à cause qu'il imaginait du vide entre deux, et je démontre qu'il est impossible qu'il y en ait; puis aussi à cause qu'il leur attribuait de la pesanteur, et moi je nie qu'il y en ait en aucun corps, en tant qu'il est considéré seul, parce que c'est une qualité qui dépend du mutuel rapport que plusieurs corps ont les uns aux autres ; puis, enfin, on a eu sujet de la rejeter à cause qu'il n'expliquait point en particulier comment toutes choses avaient été formées par la seule rencontre de ces petits corps, ou bien, s'il l'expliquait de quelques-unes, les raisons qu'il en donnait ne dépendaient pas tellement les unes des autres que cela fit voir que toute la nature pouvait être expliquée en même façon (au moins on ne peut le connaître de ce qui nous a été laissé par écrit de ses opinions). Mais je laisse à juger aux lecteurs si les raisons que j'ai mises en ce traité se suivent assez, et si on en peut déduire assez de choses: et d'autant que la considé ration des figures, des grandeurs et des mouvemens a été reçue par Aristote et par tous les autres, aussi bien que par Démocrite, et que je rejette tout ce que ce dernier a supposé outre cela, ainsi que je rejette généralement tout ce qui a été supposé par les autres, il est évident que cette façon de philosopher n'a pas plus d'affinité avec celle de Démocrite qu'avec toutes les autres sectes particulières.

203. Comment on peut parvenir à la connaissance des figures, grandeurs et mouvemens des corps insensibles.

Enfin, quelqu'un pourra aussi demander d'où j'ai appris quelles sont les figures, les grandeurs et les mouvemens des petites parties de chaque corps, plusieurs des

quelles j'ai ici déterminées tout de même que si je les avais vues, bien qu'il soit certain que je n'ai pu les apercevoir par l'aide des sens, puisque j'avoue qu'elles sont insensibles. A quoi je réponds que j'ai premièrement considéré en général toutes les notions claires et distinctes qui peuvent être en notre entendement touchant les choses matérielles, et que n'en ayant point trouvé d'autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et des mouvemens, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent être diversifiées l'une par l'autre, lesquelles règles sont les principes de la géométrie et des mécaniques, j'ai jugé qu'il fallait nécessairement que toute la connaissance que les hommes peuvent avoir de la nature fût tirée de cela seul; parce que toutes les autres notions que nous avons des choses sensibles, étant confuses et obscures, ne peuvent servir à nous donner la connaissance d'aucune chose hors de nous, mais plutôt la peuvent empêcher. En suite de quoi j'ai examiné toutes les principales différences qui se peuvent trouver entre les figures, grandeurs et mouvemens de divers corps que leur seule peti tesse rend insensibles, et quels effets sensibles peuvent être produits par les diverses façons dont ils se mêlent ensemble, et, par après, lorsque j'ai rencontré de semblables effets dans les corps que nos sens apercoivent, j'ai pensé qu'ils avaient pu être ainsi produits; puis j'ai cru qu'ils l'avaient infailliblement été, lorsqu'il m'a semblé être impossible de trouver en toute l'étendue de la nature aucune autre cause capable de les produire. A quoi l'exemple de plusieurs corps composés par l'artifice des hommes in'a beaucoup servi: car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instrumens, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui

les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvemens se peuvent voir; au lieu que les tuyaux, ou ressorts, qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles: car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire ses fruits. C'est pourquoi tout de même qu'un horloger en considérant une montre qu'il n'a pas faite peut ordinairement juger par le moyen de quelques-unes de ses parties qu'il regarde, quelles sont toutes les autres qu'il ne voit pas; ainsi, en considérant les effets et les parties sensibles des corps naturels, j'ai tâché de connaître quelles doivent être celles de leurs parties qui sont insensibles.

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204. Que touchant les choses que nos sens n'aperçoivent point, il suffit d'expliquer comment elles peuvent être : et que c'est tout ce qu'Aristote a tâché de faire.

On répliquera peut-être encore à ceci que bien que j'aie imaginé des causes qui pourraient produire des effets semblables à ceux que nous voyons, nous ne devons pas pour cela conclure que ceux que nous voyons soient produits par elles; parce que comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n'y ait aucune différence en ce qui paraît à l'extérieur, qui n'aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues, ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu'il soit possible à l'esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il

par

a voulu employer à les faire : ce que je ne fais aucune difficulté d'accorder. Et je croirai avoir assez fait, si les causes que j'ai expliquées sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m'informer si c'est elles ou par d'autres qu'ils sont produits. Même je crois qu'il est aussi utile pour la vie de connaître des causes ainsi imaginées, que si on avait la connaissance des vraies: car la médecine, les mécaniques, et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir, n'ont pour fin que d'appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits; ce que l'on pourra faire tout aussi bien en considérant la suite de quelques causes ainsi imaginées, quoique fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est supposée semblable en ce qui regarde les effets sensibles. Et afin qu'on ne puisse pas s'imaginer qu'Aristote ait jamais prétendu rien faire de plus que cela, il dit luimême, au commencement du septième chapitre du premier livre de ses Météores, que, « pour ce qui est des cho«ses qui ne sont pas manifestes aux sens, il pense « démontrer suffisamment et autant qu'on peut désirer <<< avec raison, s'il fait seulement voir qu'elles peuvent « être telles qu'il les explique. »

les

205. Que néanmoins on a une certitude morale que toutes les choses de ce monde sont telles qu'il a été ici démontré qu'elles peuvent être.

Mais, néanmoins, afin que je ne fasse point de tort à la vérité, en la supposant moins certaine qu'elle n'est, je distinguerai ici deux sortes de certitude. La première est appelée morale, c'est-à-dire suffisante pour régler nos mours; ou aussi grande que celle des choses dont nous n'avons point coutume de douter touchant la conduite de la vie bien que nous sachions qu'il se peut faire, abso

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