Page images
PDF
EPUB

connoissant avec sincérité la part qu'il avoit eue à ces additions. C'est même une entreprise utile pour les ouvrages d'histoire, où l'esprit excuse volontiers quelque incohérence dans le style, moyennant qu'on rétablisse l'enchaînement des faits que quelque mutilation à rompu, surtout quand le style n'est pas la première partie de l'écrivain, comme il l'est dans Tacite dont je ne conseillerois à personne de réparer les pertes. Je sais donc gré au bon Freinshemius de n'avoir pas étendu jusque là ses sages travaux, et de s'en être tenu à Tite-Live et à Quinte-Curce, chez qui la partie du style est excellente, mais parmi les ouvrages desquels il pouvoit coudre plus hardiment quelques lambeaux de sa façon, parce qu'on y cherche encore plus avidement le fond des événemens que la forme qu'un habile écrivain y peut donner. Au reste, puisqu'il seroit indiscret et même téméraire d'oser s'adjoindre à un historien comme Tacite, quelle opinion n'inspirera pas le versificateur imprudent, qui ne craindra point d'attacher ses conceptions à celles d'un grand poète, comme Mapheo Weggio, qui s'est avisé de donner un treizième chant à l'Enéïde? J'aimerois presque autant l'audace de Vida, qui a refait l'Art poétique d'Horace, dans la même langue,

Mais il est arrivé de temps en temps que la supercheric s'est mêlée de ce remplissage, et que l'auteur des additions, intérieurement satisfait de la vérité avec laquelle il avoit imité le style de son modèle, n'a pu résister à l'envie d'en faire pour le

public une occasion d'erreur. C'est ainsi qu'il faut considérer, selon moi, les fameux fragmens de Pétrone, publiés par Nodot, quoiqu'ils offrent, avec leur original, un air de ressemblance fort heureusement saisi. Je ne dissimule pas, d'ailleurs, quẻ Pétrone même me paroît le prête-nom d'un faussaire, ou qu'il faut que le livre infâme qui nous en reste n'ait aucun rapport avec la satire de la cour dé Néron, qu'on y a ridiculement cherchée. M. de Voltaire a traité cette question avec un esprit de critique très judicieux, qui ne me laisse rien à ajouter, sinon que cette question en elle-même ne mérite pas qu'on y attache grande importance, puisque le Satyricon est du nombre de ces livres dont la connoissance peut à peine être avouée par un honnête homme.

XI. Les amateurs d'un genre tendre et voluptueux, mais sans aucun cynisme, éprouvoient plus de regret de la perte d'un fragment de Daphnis et Chloé, que MM. Renouard et Courrier ont eu le bonheur de retrouver dans le manuscrit de Florence. Une fatalité, qui paroît attachée à cette espèce de découverte, et qui prête un argument très spécieux à ceux qui en veulent nier l'authenticité, paroît avoir anéanti, au moins en grande partie, le feuillet du texte original où ce fragment est contenu; mais indépendamment de la confiance que méritent les savans que j'ai nommés, la petite querelle littéraire qu'a suscitée ce malheur le constato

bien suffisamment. Le fragment rétabli est donc certainement de Longus, quoique M. Courrier ne manque pas du talent propre à fort bien contrefaire les anciens et les modernes, et qu'il ait particulièrement réussi de la manière la plus heureuse dans la traduction qu'il a donnée du fragment même, en style d'Amyot.

Cette sorte d'imitation du style d'un auteur est un jeu d'esprit auquel tout le monde ne peut pas s'élever, et qui n'est pas susceptible d'un grand développement. Les tours familiers d'un écrivain peuvent se rencontrer, mais non pas l'ordre et la succession de ses idées. La forme du style est une espèce de mécanisme qui se réduit à quelques moyens, entre lesquels les auteurs se décident suivant leur penchant ou leurs facultés; mais la conception d'un plan est le résultat d'une manière expresse et particulière de sentir les rapports des choses, et il est à peu près impossible d'en deviner le secret. On pourra me citer quelques exemples qui ont démenti cette règle, mais seulement dans un genre de style très facile à imiter, comme la Marianne de Marivaux, que mademoiselle Riccoboni a achevée dans le même goût, et de manière à tromper les amateurs de cette espèce de lectures. Je soupçonne que les éditeurs de la Nouvelle Heloïse, qui y ont ajouté une nouvelle lettre de SaintPreux, que je n'ai jamais été curieux de lire, nẹ s'en sont pas tirés si heureusement. C'étoit une tâche qu'il falloit céder à M. le Suire, auteur très oublié

de l'Aventurier français, dont il sera question plus loin, et qui s'entendoit mieux qu'eux à ce pastiche; ou plutôt c'étoit une tâche dont il ne falloit pas se charger du tout; car on peut croire à toute force que Rousseau avoit bien quelque raison pour laisser son roman comme il est.

Je ne croirai donc pas aisément à la perfection d'une imitation destyle d'une certaine étendue, parce que le système de la composition me détromperoit, même quand la construction de la phrase me feroit illusion. Ainsi, je comprendrois bien que Guillaume des Autelz ou un de ses contemporains, avec autant d'esprit que lui, eût réussi à intercaler dans Rabelais un petit chapitre qui se lieroit avec le reste, sans inspirer de soupçons; mais on auroit de la peine à me persuader qu'il en eût fait tout le dernier livre. J'ai entre les mains un recueil assez curieux de pièces de ce genre (J), mais aucune p'outrepasse les bornes de quelques pages d'impression. (1)

(1) Il en est de même dans la peinture, où cette petite composition s'appelle pastiche. On parvient à saisir quelque circonstance de la manière d'un artiste, et comme cette circonstance, ordinairement frappante, est la première qui saute aux yeux du vulgaire, il n'est pas difficile de s'y tromper. Mais l'observateur, qui s'attache à la pensée, et qui cherche inutilement sur la toile celle que le même sujet auroit suggérée à Raphaël, à Le Sueur, à Girodet, n'est pas long-tems dupe de l'erreur commune, les têtes du Guide manquant de rondeur, et Jordane le Napolitain s'exerçoit à ne faire que des têtes plates, qu'il vendoit fort cher aux curieux. Toutefois les tableaux de Jordane ont diminué de

Il y a peu de pastiches plus connus que ceux d'après Balzac et Voiture, qui se trouvent dans

valeur, et les connoisseurs ne s'y méprennent plus guère, que je sache. Téniers avoit un talent rare pour les pastiches; et Bon Boullogne, encore plus heureux que Jordane, dans la contrefaçon du Guide, eut l'adresse de tromper Mignard lui-même qui ne se vengea de sa supercherie qu'en l'engageant à faire toujours des Guide, et à ne plus faire de Boullogne. Si ces peintres sont encore connus, ce n'est cependant point par leurs pastiches. Ce genre n'annonce pas un talent qui s'élève le moins du monde au dessus de la médiocrité, et j'ai connu en Allemagne un peintre qu'on ne croyoit pas capable de rien peindre de mieux qu'une enseigne, et qui réussit merveilleusement tout dans l'imitation des beaux intérieurs d'église de Peter

à

conp Neef.

Je n'appelle point pastiche la copie exacte d'un tableau : c'est une autre espèce de travail très nécessaire aux élèves et souvent aux maîtres, et qui multiplie avantageusement pour le public, les bonnes et rares productions. Le talent du copiste exige plus de soins que celui de l'auteur de pastiches, qui annonce de son côté plus d'esprit et plus de feu; mais le second est de pure curiosité, et le premier, d'une utilité réelle, qui doit le faire considérer. Ce n'est cependant qu'autant qu'il n'est point accompagné de la prétention de tromper l'opinion des acquéreurs, cas dans lequel il devient aussi coupable que possible. A part cela, une copie ne sauroit être trop scrupuleusement semblable à son modèle, ce qui arrive rarement, parce qu'une copie parfaite devroit avoir, dans son exécution, au moins une partie du génie de l'auteur, et qu'il faudroit pour cela qu'elle sortit aussi du pinceau d'un grand maître. Tels sont, par exemple, ce beau portrait de Léon X, copié de Raphaël par André del Sarte, avec tant de perfection, que Jules Romain, qui en avoit fait les habits, ne put distinguer la copie de l'original; et ces paysages copiés du Poussin, où Nicolas le Loir fait admirer quelque chose de la touche sublime de son modèle.

« PreviousContinue »