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laine au coin des rues, c'est ôter les manteaux » sur le Pont-Neuf. Je crois que tous les auteurs >> conviennent de cette maxime, qu'il vaut mieux piller les anciens que les modernes, et qu'entre >> ceux-ci il faut épargner ses compatriotes, pré» férablement aux étrangers. La piraterie littéraire » ne ressemble point du tout à celle des armateurs: » ceux-ci se croyent plus innocens lorsqu'ils exer

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cent leur brigandage dans le nouveau monde, » que s'ils l'exerçoient dans l'Europe. Les autres, >> au contraire, arment en course bien plus hardi»ment pour le vieux monde que pour le nouveau ; » et ils ont lieu d'espérer qu'on les louera des prises » qu'ils y feront..... tous les plagiaires, quand » ils le peuvent, suivent le plan de la distinction » que j'ai alléguée; mais ils ne le font pas par >> principe de conscience. C'est plutôt afin de n'être » pas reconnus. Lorsqu'on pille un auteur moderne, » la prudence veut qu'on cache son larcin; mais » malheur au plagiaire s'il y a une trop grande » disproportion entre ce qu'il vole, et ce à quoi il » le coud. Elle fait juger aux connoisseurs, non» seulement qu'il est plagiaire, mais aussi qu'il » l'est maladroitement..... L'on peut dérober à la » façon des abeilles, sans faire tort à personne,

dit encore Lamothe-le-Vayer; mais le vol de la » fourmi qui enlève le grain entier, ne doit jamais » être imité. »>

Quoi qu'il en soit, l'opinion la plus générale donne à l'imitation, our si l'on veut au plagiat

innocent, la latitude que j'ai déterminée tout à l'heure. Aucune langue ne peut condamner l'écrivain à qui elle a l'obligation d'être journellement enrichie de toutes les conquêtes qu'il lui plaît de faire sur les autres; et si le procédé de l'auteur n'est pas d'une extrême sévérité morale, il n'en résulte cependant aucun désavantage social qui puisse en balancer l'utilité; c'est pourquoi le cavalier Marin ne faisoit pas difficulté de dire que prendre sur ceux de sa nation, c'étoit larcin; mais que prendre sur les étrangers, c'étoit conquête. Le génie a d'autres moyens, à la vérité, de lutter avec une nation rivale; mais on a pensé que celuilà même n'étoit pas à dédaigner.

An dolus, an virtus, quis in hoste requirat?

Le troisième genre d'imitation ou de plagiat autorisé est celui qui ne consiste qu'à transmettre en vers la pensée d'un auteur national et même contemporain, mais qui écrivoit en prose. Par exemple, Corneille n'a fait que rimer une superbe page de Montaigne, au chapitre qui a pour titre: Divers événemens de même Conseil, pour en composer la scène admirable de la Clémence d'Auguste; et Montaigne, lui-même, a littéralement copié ce passage de Sénèque (A. Voltaire a emprunté de la page qui précède les paroles si célèbres de Gusman au dénoûment d'Alzire (B; et Rousseau a pris dans deux lignes du chap. 2 du livre 3, l'idée, le sentiment et le tour des bonnes strophes de l'Ode à la Fortune ( C.

Le quatrième genre, qui est beaucoup plus extraordinaire sans être moins consacré, est le plagiat qui a lieu d'un bon écrivain sur un mauvais, C'est une espèce de crime que les lois de la république littéraire autorisent, parce que cette société en retire l'avantage de jouir de quelques beautés qui resteroient ensevelies dans un auteur inconnu, si le talent d'un grand homme n'avoit daigné s'en parer. Ainsi nous admirons les vers de la Henriade, sans nous informer s'il n'en est pas quelques-uns que le poëte a enlevés à l'obscur Cassaigne (D; et nous n'avons jamais accusé Racine du vol de ce beau passage dont il a dépouillé le plus ignoré de nos vieux tragiques:

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Dieu laisse-t-il jamais ses enfans au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne la pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

«Du Ryer avoit dit avant M. de Voltaire, dit » Marmontel, que les secrets des destinées n'é» toient pas renfermés dans les entrailles des vic» times (E; Théophile, dans son Pyrame, pour exprimer la jalousie, avoit employé le même » tour et les mêmes images que le grand Corneille » dans le ballet de Psyché (F; mais est-ce daus » le vague de ces idées premières qu'est le mérite » de l'invention du génie et du goût? Et si les » poëtes qui les ont d'abord employées les ont avilies, ou par la foiblesse, ou par la bassesse et la grossièreté de l'expression, ou si, par un mélange impur, ils en ont détruit tout le charme,

» sera-t-il interdit à jamais de les rendre dans leur >> pureté, et dans leur beauté naturelle? De bonnefoi, peut-on faire au génie un reproche d'avoir >> changé le cuivre en or? >>

C'est en effet un délit dont on se fait si peu de conscience, que Virgile se flattoit d'avoir tiré des paillettes précieuses du fumier d'Ennius (1), et que Molière, en parlant de deux scènes très ingénieuses des Fourberies de Scapin qui avoient fait rire tout Paris, dans le Pédant joué de Cyrano, s'excusoit de ce larcin en disant qu'il est permis de reprendre son bien où on le trouve. Marivaux n'avoit pas les mêmes droits, et cependant il ne craignit point de reproduire, dans les Jeux de l'Amour et du Hasard, l'Epreuve réciproque de Legrand, qui est encore au théâtre: cette espèce de vol est fort commune parmi les auteurs dramatiques, et il y en a peut-être une assez bonne raison: c'est qu'un des principaux mérites de la Comédie étant dans la peinture des mœurs qui sont un sujet mobile et variable à l'infini, les sujets les plus avantageusement traités peuvent perdre, au bout de quelque temps, l'avantage de cette peinture, quand elle s'est bornée surtout à des traits momentanés ou locaux, car cela est moins vrai pour la haute comédie et les caractères saillans. Il n'est donc pas étonnant que beaucoup de poëtes aient cru pouvoir s'em

(1) Voyez le curieux recueil qu'en a fait Macrobe, dans le cinquième livre de ses Saturnales, qui traite des plagiats. de Virgile.

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parer d'un sujet qui n'avoit plus de charme au théâtre, à défaut de cette vérité de tableau, de cette propriété de mœurs, qu'on n'exige pas moins dans la composition dramatique que l'intérêt de l'action et la régularité du plan. Le poëte n'eût-il alors aucune part dans le fond de la conception, et même dans la disposition des scènes, on ne pourroit encore lui contester beaucoup de mérite, s'il y introduit du moins cette partie importante et difficile que son original n'offroit plus au même degré. On peut appliquer ces remarques au jeune auteur dont le prétendu plagiat a occupé dernièrement tous les aisifs de la capitale, et qui prouvera d'ailleurs plus d'une fois à l'avenir ce dont son talent est capable quand il s'y livre d'après lui-même, comme il l'a probablement toujours fait. (1)

Il y avoit plus de franchise dans la cinquième espèce de plagiat innocent, et le voleur y mettoit du moins un peu plus de son industrie. Je veux

(1) Cette querelle scandaleuse dure encore au moment où j'écris. Il est également remarquable et funeste qu'un beau talent ne puisse pas s'élever chez nous, sans qu'une sanglante inimitié s'élève à côté, car il est impossible de méconnoître la prévention et la haine dans toutes les menées dont M. Etienne est l'objet. Il y a, du moins, quelque chose de bien consolant pour lui dans cette espèce de persécution littéraire : c'est qu'on n'en a jamais vu de pareille s'acharner à la médiocrité. Le berceau du génie est comme celui d'Hercule, il est entouré de gerpens,

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