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Ménage raconte, ou ses amis pour lui, dans l'excellent Ana qui porte son nom, que plusieurs années après la composition d'une épigramme latine dont il étoit fort content, il eut la douleur de la retrouver toute entière dans les poésies de Muret, qu'il n'avoit, ce me semble, pas encore lues. Cette rencontre est si bizarre, qu'elle en paroît incroyable. J'en ai vu pour ma part quelques-unes du même genre, quoique d'un rapport moins absolu, et par conséquent moins étrange. Il ne faut donc condamner qu'avec réserve les écrivains dans lesquels on remarque des choses qui se trouvent ailleurs et se rappeler la jolie épigramme du chevalier d'Accilly:

Dis-je quelque chose assez belle ?
L'antiquité tout en cervelle
Prétend l'avoir dite avant moi.

C'est une plaisante donzelle !

Que ne venoit-elle après moi?

J'aurois dit la chose avant elle.

La réminiscence est un plagiat apparent, de même nature que celui-ci, et qui est pourtant plus coupable, parce qu'on a plus de raisons de s'en défendre. Elle sert, au reste, d'une excuse commode, et qu'on trouve quelquefois suffisante, à des plagiats bien ca ractérisés. Certainement, quand Racine a dit:

Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
Qui depuis... Rome alors admiroit leurs vertus.

ont occupé les tribunaux de Paris. Elle y auroit eu d'autant plus de poids sans doute, qu'elle venoit d'un homme accusé lui-même du délit qu'il définit si parfaitement.

Quand ce passage se trouve dans une de ses pièces les plus classiques, et dans une scène que tout le monde sait par cœur, on a peine à justifier Voltaire d'écrire ces vers d'une conformité si ponctuelle:

Et ce même Biron, ardent, impétueux,
Qui depuis... mais alors il étoit vertueux.

Un orateur académique se servit, il y a quelque temps, du même tour; mais, transporté de la poésie dans la prose, il ne peut être regardé que comme

une allusion.

Enfin, s'il n'y a pas un plagiat réel dans les diffé→ rens genres d'analogie entre deux écrits que je viens de remarquer, il y en a moins encore quand l'analogie, au lieu de se trouver dans quelques particularités de la composition, est dans le choix même d'un sujet connu. Ceux qui sont empruntés de la religion, de la mythologie, de l'histoire, appartiennent à tout le monde, et il n'y a rien à blâmer dans l'auteur qui en traite un de cette espèce, si la conformité ne s'étend pas au delà du titre et même d'une certaine disposition générale, qui peut se présenter également à tous les esprits; car il n'y a point de pensée fondamentale qui ne se subdivise d'abord et à peu près de la même manière pour tous les hommes. Il étoit donc souverainement injuste d'aller chercher dans l'Adamo d'Andreini, et dans la Sarcotis de Masenius, l'original du sublime poëme de Milton. Il y auroit eu quelque rapport entre ces deux pitoyables ouvrages et le Paradis

perdu, qu'il ne pourroit nullement s'appeler plagiat. L'extraordinaire seroit, au contraire, qu'il n'y en eût aucun, puisqu'il n'est pas arrivé, depuis que l'on écrit, que le même sujet donné ne suggérât pas quelques détails semblables aux auteurs qui le traitoient. La gloire de l'épopée est enviée avec tant de fureur par les petits esprits, que la même manœuvre doit se reproduire toutes les fois qu'il paroîtra un autre Milton. Ne s'est-on pas obstiné à chercher dans la plus brute et la plus ridicule des productions de notre langue toute informe, le germe de la Henriade? Qu'en est-il résulté? Que personne n'a pu lire le détestable poëme que Voltaire lui-même n'avoit peut-être pas lu ; que les critiques sont oubliées, et que la Henriade conserve une place assez honorable au second rang des épopées.

En général, on est trop facile à porter cette accusation de plagiat, qui est assez flétrissante pour qu'un honnête homme se fasse un devoir de ne la recevoir que comme un point de critique, et autant encore qu'elle est appuyée de puissantes probabilités. Conséquemment, un Banduri ne sera point dépouillé de ses ouvrages en faveur de L. Fr. Jos. de la Barre, tant que l'assertion hasardée dans l'Esprit des Journaux de janvier 1759, p. 210, n'aura point été justifiée par de meilleures preuves; on laissera à l'abbé Sabatier le peu de gloire qui peut résulter pour lui de la composition des trois Siècles littéraires, sans en revêtir un ecclésiastique inconnu; on ne contestera plus à Toussaint la propriété de ce

livre des Maurs, que la persécution sauva de l'obscu rité; et si je m'en tiens à ces exemples, c'est que jo me ferois moi-même scrupule de renouveler de pareils soupçons, surtout à l'égard de nombre d'acteurs vivans, qui n'en ont pas été plus exempts que les morts.

V. Définissons donc le plagiat proprement dit, l'action de tirer d'un auteur (particulièrement moderne et national, ce qui aggrave le délit ) le fonds d'un ouvrage d'invention, le développement d'une notion nouvelle ou encore mal connue, le tour d'une ou de plusieurs pensées; car il y a telle pensée qui peut gagner à un tour nouveau; telle notion établie qu'un développement plus heureux peut éclaircir; tel ouvrage dont le fonds peut être amélioré par la forme; et il seroit injuste de qualifier de plagiat ce qui ne seroit qu'une extension ou un amendement utile. Par exemple, l'Encyclopédie de Chambert a donné l'idée de celle de Diderot et de d'Alembert; mais cette dernière n'est point un plagiat, puisqu'elle a fait sortir de ce sujet, à peine effleuré, des développemens immenses, que l'auteur original n'avoit pas même prévus. L'Encyclopédie de Panckoucke est encore moins exposée à ce reproche, puisqu'elle joint au même avantage celui de changer très utilement la forme primitive, en substituant l'ordre philosophique à l'ordre de l'alphabet. Cette espèce de livres est cependant celle où le plagiat s'introduit le plus facilement, puisqu'il y est ques

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tion d'exposer des notions déjà reçues, et aussi habilement exprimées que possible dans les auteurs de qui on les tire. Les dictionnaires sont en général des plagiats par ordre alphabétique, et où toute la partie positive, je veux dire celle des définitions, *des dates et des faits, passe nécessairement du dernier venu à son successeur; et comme cette partie est la seule qui exige une industrie vraiment laborieuse, la partie hypothétique et rationelle dépendant du caprice de chaque écrivain en particulier, elle est sans doute la seule aussi qui devroit occuper le jugement du public, dans une contestation entre lexicographes; mais le public a peu d'égards au travail assidu d'un utile compilateur, et se laisse charmer par un tour élégant et nouveau, qui n'a d'autre mérite réel que d'habiller à la moderne des richesses anciennement explorées. Ce sentiment étoit si bien reçu parmi les vieux auteurs de lexiques et de biographies, que Bayle n'avoit d'abord entrepris son Dictionnaire que comme une critique de Moréri, tant il étoit plus honorable en ce tems, de discuter de livre à livre avec un écrivain médiocre, que de ruiner son entreprise par une spéculation mercantile. Quant à Scapula, il n'est personne qui ne sache que le mépris public accabla son nom, dès qu'on put présumer qu'il avoit profité des savantes notes d'Etienne pour composer son fameux Vocabulaire; et ce qu'il y a peut-être d'unique dans cet 'exemple, c'est que l'ouvrage nous est parvenu avec assez d'estime, sans réhabiliter le

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