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Et les prudes de l'autre monde
Sont les foiles de celui-ci.

Là, cette ombre amoureuse et folle Poussa mille soupirs ardents,

Se plaignit, pleura quelque temps,
Puis, en m'adressant la parole:

Pauvre âme, dit-elle, à ton tour,

Te voilà peut-être forcée

De venir payer à l'amour
Ton indifférence passée.

De nos cendres froides il sort
Une vive source de flammes
Qui s'attache à nos froides âmes,
Et nous ronge après notre mort.

Si tu fus jadis des plus sages,
Tu deviendras fou malgré toi;
Et tu viendras dans ces bocages
Te désespérer comme moi.

Ombre, lui dis-je, ce présage
Ne m'a pas beaucoup alarmé:
Je n'aimerai pas davantage;
Je n'ai déjà que trop aimé.

Mais je connais une insensible Dans le monde que j'ai quitté, Plus cruelle et plus inflexible

Que vous n'avez jamais été.

Galants, abbés, blondins, grisons, Sont tous les jours à sa ruelle, Lui content toutes leurs raisons,

Et n'en tirent aucune d'elle.

L'un lui donne des madrigaux.
Des épigrammes, des devises,
Lui prête carrosse et chevaux,
Et la mène dans les églises.

L'autre admire ce qu'elle dit,
Lui sourit d'un air agréable,
Et la traite de bel esprit,
Et trouve sa jupe admirable.

Tel l'a prêché des jours entiers
Sur les doux plaisirs de la vie,
Et tel autre lui sacrifie

Toutes les belles de Poitiers.

Tel avec sa mine discrète
Plus dangereux, à ce qu'il croit,
Lui fait connaître qu'il sauroit
Tenir une flamme secrète.

Jamais rien n'a pu la fléchir;
Vers, prose, soins et complaisance.
Discrétion, persévérance,

Tout cela ne fait que blanchir. ́

Elle se rit, cette cruelle,

Des vœux et des soins assidus;
Les soupirs qu'on pousse pour elle
Sont autant de soupirs perdus.

On a beau lui faire l'éloge
De ceux qui l'aiment tendrement;
Cœurs français, gascon, allobroge,
Ne la tentent pas seulement.

Que je plains, dit l'ombre étonnée, Cette belle au cœur endurci!

Nous la verrons, un jour, ici
Souffrir comme une âme damnée.

Hélas! hélas! un jour viendra
Que la prude sera coquette,
Et croit-elle qu'on lui rendra
Tous les amants qu'elle rejette?

Mille soins la déchireront,

Elle séchera de tendresse,

Et ceux qui la suivent sans cesse
Éternellement la fuiront.

Ombres sans couleur et sans grâco, Ombres noires comme charbon, Ombres froides comme la glace; Qu'importe, tout lui sera bon?

A tous les morts qu'elle verra
Elle ira faire des avances,
Leur disant mille extravagances,
Et pas un ne l'écoutera.

Alors, cette fille perdue
Sans espérance de retour,
Sans pudeur et sans retenue
Voudra toujours faire l'amour.

D'une si violente flamine'
Ne crains pas pourtant les efforts,
Nous avons les peines de l'âme
Sans avoir les plaisirs du corps.

Malgré le feu qui nous dévorc
Tous nos désirs sont superflus,
Les passions restent encore,
Et les plaisirs ne restent plus.

Tu sais ce qu'elle devrait faire :
Et, si tu peux l'en informer,
Dis-lui qu'elle soit moins sévère,
Et qu'elle se hâte d'aimer;

Qu'aussi bien les destins terribles
La forceront avec le temps
D'aimer quelques morts insensibles :
Qu'elle aime quelques bons vivans.

A ces mots, la malheureuse ombre
Se tut, rêvant à son destin,
Et, retombant dans son chagrin,
Reprit son humeur triste et sombre.

Les dieux veulent vous exempter,
Iris, de ce malheur extrême,
Et je viens de ressusciter

Pour vous en avertir moi-même.

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NOTE 1.

Nous nous sommes jusqu'ici strictement conformés à l'orthographe des textes que nous citions, si bizarre qu'elle fût; c'est ainsi que le lecteur a rencontré fréquemment, dans le cours de ces deux premiers volumes, le même mot écrit d'une manière différente chez des poëtes de la même époque. Cette transcription littérale nous a paru indispensable à l'intelligence de pages écrites en vieux langage, hérissées de difficultés grammaticales, pleines de mots tombés en désuétude. Elle faisait partie intégrante, selon nous, des vieux textes; la supprimer ou la modifier, c'était les défigurer. Mais nous voici maintenant parvenus à une période où la formation de la langue est un fait accompli. Elle est devenue ce qu'elle restera. Les chefs-d'œuvre mêmes qu'elle va produire arrêtent son développement à ce moment glorieux. Toutes les variations qu'elle pourra encore subir ne la modifieront qu'à la surface et par des côtés secondaires. La langue du XVIIe et du XVIe siècle, la langue de Malherbe, de Racine, et à plus forte raison de Voltaire, est, par le fond, identique à celle que parle le XIXe siècle. Pourquoi dès lors conserver avec une scrupuleuse servilité la vieille orthographe, qui n'a plus de raison d'être? La transition de celle du XVIe siècle à la nôtre a été lente et sans cesse entravée par les caprices de chaque écrivain, l'incorrection des imprimeurs et le bon plaisir des éditeurs posthumes.

Il nous a paru plus simple et plus rationnel de sortir résolument de ce chaos en accomplissant d'un seul coup, et de la façon la plus radicale, une réforme qui n'a été complétement terminée qu'au bout de deux siècles. L'intelligence des textes en devient plus facile et plus sûre. Le lecteur ne sera pas à chaque instant arrêté par le contraste disparate de la langue et de l'orthographe. Ne serait-ce pas contrarier bien gratuitement ses habitudes que de ne pas lui offrir dans notre recueil, tels qu'il les trouve dans presque toutes les réimpressions modernes, les chefs-d'œuvre classiques du XVII et du XVIII° siècle?

(Note de l'éditeur.)

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