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INTRODUCTION.

En général les chefs-d'œuvre du dix-septième siècle brillent par leur belle ordonnance ou par ce qu'on appelle l'unité de composition. Il n'en est pas ainsi des Caractères de la Bruyère. Il y a peu d'ordre dans ce livre; les paragraphes sont construits avec un art merveilleux, les chapitres avec une négligence incroyable. Non seulement il n'y a pas de transitions, comme l'a remarqué Boileau, mais le plus souvent il ne peut pas y en avoir. L'ouvrage entier a une certaine unité, comme le prétend l'auteur (1); peu de méthode, comme il l'avoue; mais, quoi qu'il en dise, nul enchaînement dans les idées; ou bien elles sont si mal liées entre elles, que le fil qui les rattache les unes aux autres se rompt à chaque instant. Bref, on a tant de peine à suivre la pensée principale et dominante de la Bruyère, que l'on finit toujours par y renoncer. Alors le lecteur voit passer devant ses yeux un spectacle semblable à celui que nous offrent certaines expositions de peinture après décès tout ce que l'artiste défunt a tenté, commencé, ou achevé, est étalé dans la galerie (2); tableaux de tous genres, œuvres magistrales,

(1) Préface des Caractères.

(2) Lettre de Bussy-Rabutin, 10 mars 1688.

ébauches plus ou moins avancées, études, esquisses, dessins, croquis, rien n'y manque. De même chez la Bruyère : tantôt ce sont des caractères, véritables créations du génie de l'auteur, tellement achevées qu'elles semblent peintes d'après nature, ces personnages marchent et parlent devant nous; tantôt ce sont seulement des portraits, mais si expressifs qu'on croit les reconnaître; tantôt ce sont des ébauches, de légères esquisses; tantôt deux ou trois coups de crayon qui produisent un effet saisissant; enfin une multitude de traits divers qui peuvent s'appliquer à des milliers de personnes. En parcourant cette galerie, on est frappé de la fécondité du peintre, on admire la sûreté et la fermeté de son dessin, la richesse et la vigueur de son coloris, on est ébloui de son prodigieux talent, ravi de voir l'œuvre d'un maître. On reconnaît avec plaisir que l'artiste, avant de mourir, a fait ce qu'il a pu pour mettre un peu d'ordre dans ses tableaux; mais on a beau regarder, comparer, examiner tant d'ouvrages divers, on ne peut se dégager d'une certaine confusion.

Pendant que je cherchais la cause de cette confusion étrange dans un chef-d'oeuvre du dix-septième siècle, il me tomba entre les mains plusieurs des premières éditions du livre des Caractères, celles-là mêmes qui avaient paru sous les yeux de l'auteur par les soins du fameux éditeur Michallet. Je fus surpris de l'énorme différence qui existe entre le volume de ces diverses éditions. Après en avoir compté neuf en tout, j'ai remarqué, comme M. Nisard, que la neuvième est plus de quatre fois plus volumineuse que la première. C'est toujours, dans toutes les éditions, la même distribution en chapitres, et le même titre aux chapitres ; mais chaque édition est toujours revue, corrigée et considérablement augmentée; chaque chapitre s'enfle et grossit démesurément. Aussi la quatrième édition est à peu près

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le double de la première, et la huitième le double de la quatrième. Que résulte-t-il de là? C'est, comme le dit la Bruyère, que la quatrième édition, comparée à la première, est presque une œuvre nouvelle. Qu'est-ce donc que la neuvième, qui est aujourd'hui entre les mains de tout le monde, et la seule que le public connaisse? C'est un mélange de plusieurs œuvres différentes, confondues avec la première édition. Donc, pour retrouver la première conception de la Bruyère, son idée principale, supérieure, dominante, il faut pénétrer au delà des développements successifs qui l'ont cachée et comme ensevelie, il faut remonter à la première édition.

Cette première édition des Caractères (réimprimée dans le Cabinet du Bibliophile, chez Jouaust, Paris, 1867) se présente à nous avec un air de modestie piquante. On dirait qu'elle a peur de se laisser voir : elle vient timidement derrière la traduction fort respectable des Caractères de Théophraste, qui semble la protéger.

L'auteur, dans son Discours sur Théophraste, ne dissimule pas ce qu'il a voulu faire il avoue avec ingénuité qu'à l'exemple du philosophe grec dont il publie la traduction, il a essayé pour son compte d'établir la science des mœurs. Mais il en parle sobrement ; il a plutôt l'air de s'en excuser que de s'en vanter. Il parle avec abondance de l'ouvrage, des talents, de la gloire et de la patrie de Théophraste. De soi-même il ne dit rien, pas même son nom. Il se contente de nous annoncer qu'il publie, à la suite des Caractères de Théophraste, «une simple instruction sur les mœurs du dix-septième siècle. » Le tout est intitulé: les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Moeurs de ce siècle, à Paris, chez Estienne Michallet, premier imprimeur du roi, rue Saint-Jacques, à l'image Saint Paul. MDCLXXXVIII, avec privilège de Sa Majesté.

M. Edouard Fournier (1) a justement remarqué que le mot mœurs est imprimé en majuscules plus grandes que toutes les autres lettres. Avec ce seul avertissement qui peut fort bien vous échapper, après avoir lu le Discours sur Théophraste et les Caractères du philosophe grec, vous parcourez rapidement les Caractères ou Mœurs de ce siècle; on est à l'aise dans ce petit livre très court, bien distribué, assez clair, où l'air circule comme dans un tableau de Paul Veronèse. Vous êtes frappé de la quantité de remarques fines et judicieuses que vous rencontrez, mais vous n'en êtes point embarrassé. Jamais livre ne fut à la fois. plus commode et plus varié. Il n'est pas besoin de le lire de suite, ni par ordre. On peut l'ouvrir au hasard, on tombera toujours sur quelque chose d'entier, capable du moins de satisfaire la curiosité, s'il ne contente pas l'esprit. On peut le prendre et le laisser à tout moment; il est tout aussi bon pour remplir un quart d'heure que pour occuper toute une journée. Ces avantages ne sont pas petits pour le grand nombre de personnes qui fuient les longues lectures, ou qui n'ont pas le loisir d'en faire; mais qu'est-ce donc que la Bruyère entend par les « caractères ou mœurs de ce siècle »?

Au dix-septième siècle, on appelait caractères (2) des portraits comme ceux que l'on trouve dans les romans de Me de Scudéry, ou dans le Recueil (3) qui fut offert à Me de Montpensier. La Bruyère a toujours prétendu qu'il ne faisait point des portraits : des caractères de ce genre eussent été des satires personnelles. Rien n'était plus éloigné de sa pensée. « Il n'est point, dit-il, un malhonnête homme, et il n'écrit point de libelles diffamatoires. >> y a des caractères d'un autre genre, semblables à ceux que

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(1) Comédie de J. de la Bruyère.

(2) La Société française au XVIIe siècle, par V. Cousin, t. I et II. (3) Chez de Sercy et Barbin, Paris, 1659.

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conçoivent les poètes et que décrit Théophraste, peintures imaginaires qu'Aristote dans sa Poétique déclare plus vraies que réalité. La Bruyère reconnaît qu'il a composé des caractères de ce genre en rassemblant dans une seule figure des traits empruntés à différentes personnes, et qu'il a fait ainsi des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par la satire qu'à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre. On trouve de ces tableaux dans la première édition, mais en très petit nombre et dispersés, comme noyés dans le reste de l'ouvrage. J'y vois bien la chapelle de Versailles (1) et Louis XIV dans la lanterne, la disgrâce (2) de quelques courtisans, le mariage (3) de deux gentilshommes, trois avares (4) malheureux, deux bourgeois (5) qui se réjouissent, l'un d'être allé à la cour, et l'autre d'être resté à la ville; mais je n'y vois guère de caractères comparables à ceux de Théophraste. Enfin il n'y a pas de ces grands caractères comme celui du riche (6) sous le nom de Giton, ou celui du pauvre (7) sous le nom de Phédon.

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Rien de plus plaisant, dites-vous dans la première édition des Caractères de la Bruyère, il n'y a point de caractères... Je ́ voudrais bien savoir quel original a pu imaginer un titre si ridicule? - On pourrait voir là une faute de l'auteur, ou un oubli de l'éditeur. Ce n'est ni l'un ni l'autre. Quand la Bruyère donna son livre à imprimer (8), il était loin de présumer le succès qui l'attendait; il était fort embarrassé pour choisir un titre juste et

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(1) Chap. VIII, no 74.

(2) Chap. VIII, no 66 et no 16.

(3) Chap. VI, n® 60; ch. III, n° 52.

(4) Chap. XI, nos 113, 114, 124.

(5) Chap. VII, no 12; ch. vIII, no 14.

(6) Chap. VI, n® 83.

(7) Chạp. VI, n° 83.

(8) Épilogue de la première édition.

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