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convenable. Il se crut obligé d'adopter le titre de Caractères de ce siècle, pour faire passer son petit livre après celui du philosophe grec. Ce titre n'était pas exact; c'était presque un déguisement. L'auteur le sentit, et ajouta le mot mœurs pour donner un peu plus de vraisemblance. Le public, toujours satisfait dès qu'il s'amuse, ne chicana point sur le titre de l'ouvrage. Le succès obtenu fut un encouragement à conserver ce titre aussi heureux que hardi. L'auteur se fit un devoir de le justifier dans les nombreuses éditions qui suivirent. Dès la quatrième édition, il mit l'inscription latine, empruntée à Erasme, où il indique le but de l'ouvrage ainsi que les intentions de l'auteur, et il essaya de faire des caractères qui se rapprochassent de ceux de Théophraste. Dans la cinquième édition, il atteignit son modèle; dans la sixième, la septième et la huitième, il le surpassa. Enfin il perfectionna tant et si bien ce genre littéraire, qu'il en a fixé pour toujours le type immortel. Mais les caractères ne sont pas devenus pour cela la partie principale du livre : même dans les dernières éditions, c'étaient toujours, comme dit l'auteur, des traits semés dans le discours, des traits brillants qui soutenaient l'attention du lecteur et provoquaient la colère des envieux. L'ouvrage, pris dans son ensemble, demeurait composé de remarques solides et de réflexions sérieuses sur les faits moraux que l'auteur avait observés depuis qu'il pensait et qu'il écrivait ses pensées. La première édition reste le type de toutes les autres éditions.

Malheureusement l'auteur ne sut pas assez s'affranchir du premier tour qu'il avait donné à ses pensées. Il jeta toutes ses éditions dans le même moule : il inséra les quatrième, cinquième, sixième, septième et huitième éditions, qui étaient des ouvrages nouveaux, dans les chapitres de la première édition. Ce cadre n'était pas assez large pour contenir toutes les remarques et ré

flexions qu'il y entassa. De là naquit la confusion. Après avoir longtemps lutté pour empêcher le désordre de ses remarques, il finit par s'y résigner, et il en profita pour y cacher des réflexions d'une extrême hardiesse qu'on n'aurait pas souffertes, si elles avaient été détachées et mises en relief dans un ouvrage à part. A la huitième édition, l'ouvrage parut à l'auteur lui-même assez arrondi pour qu'il ne voulût plus rien y ajouter dans la neuvième. Tel qu'il était, et malgré son désordre, cet ouvrage représentait suffisamment à ses yeux les caractères et les mœurs du dixseptième siècle.

Pour recueillir cette collection de remarques et réflexions, la Bruyère n'avait qu'un procédé, l'observation. Mais, en faisant ses observations, il n'avait pas la liberté dont jouit l'expérimentateur dans un cabinet de physique ou de chimie. L'objet de l'observation dans les sciences proprement dites demeure soumis à toutes les investigations : il se laisse regarder, toucher, manier, couper, déchirer, brûler, fondre et dissoudre; c'est pourquoi l'on a pu rédiger des méthodes expérimentales. Mais en morale rien de semblable n'est possible. La Bruyère étudiait la nature humaine sur le vif, et il ne pouvait recourir à la vivisection. Il n'admettait pas la question ou la torture (1) comme un procédé scientifique. Il ne lui était même pas permis de recourir à l'art de Socrate pour accoucher les esprits et leur faire avouer ce qu'ils ne voulaient pas dire. Toute curiosité indiscrète (2) était alors honteuse et punissable. Cependant il y avait des rencontres heureuses : ce que fut pour Molière la boutique du barbier de Pézenas, ou le haut des tours de Notre-Dame de Paris pour le Diable boiteux de Lesage, la maison de Condé le fut pour la Bruyère. Mais même en ces occasions favorables

(1) Chap. XIV, no 51. (2) Chap. iv, no 79.

il fallait, pour percer le voile dont les hommes enveloppent le fond de leur cœur, un talent particulier, extrêmement rare, que l'abbé Régnier-Desmarais appelait le génie extraordinaire de M. de la Bruyère. « Il semblait (1), dit le secrétaire perpétuel de l'Académie française, que la nature eût pris plaisir à lui révéler les plus secrets mystères de l'intérieur des hommes, et qu'elle exposât continuellement à ses yeux ce qu'ils' affectent le plus de cacher aux yeux de tout le monde. »

On admet généralement que la Bruyère prit de bonne heure l'habitude d'écrire des remarques. Il semble en faire l'aveu (2) quand il dit qu'il était dans l'habitude de penser et d'écrire ce qu'il pensait. En effet, il ne veut pas que l'on confonde (3) ses pensées simples, familières, instructives, accommodées au goût du peuple, avec les autres qui brillent de l'éclat de la cour d'où elles sortent. N'est-ce pas dire qu'il faut distinguer les remarques qu'il a faites dans le peuple, où il vécut la plus grande partie de sa vie, de celles qu'il a faites en dernier lieu dans la maison de Condé, où il publia les diverses éditions de son ouvrage? De sa part, un tel aveu n'est pas à négliger. Mais là n'est pas la difficulté; elle est ailleurs. Comment pourronsnous discerner dans son ouvrage les nouvelles remarques des anciennes ?

Telle est la difficulté de ce discernement, que nous n'aurions jamais osé l'entreprendre, si nous n'avions été aidé et encouragé par les découvertes de ceux qui ont essayé d'éclaircir la biographie de la Bruyère. M. A. Jal dans un article de son Dictionnaire critique, M. Eugène Châtel dans son Étude chronologique, M. Ed. Fournier dans quelques parties de sa Comédie

(1) Réponse de Régnier-Desmarais à Cl. Fleury, qui succédait à la Bruyère.

(2) Préface du discours à l'Académie, § 4.

(3) Préface de la quatrième édition.

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de la Bruyère, et surtout M. G. Servois dans sa Notice biographique et son excellente édition des Caractères, ont donné, sur la famille de la Bruyère et sur la vie de notre auteur, des détails si précis, qu'on peut enfin se faire une idée assez exacte de sa personne et de son caractère. Nous sommes heureux de pouvoir aussi remercier M. Flammermont des renseignements qu'il nous a communiqués, et le père Ingold, de l'Oratoire, qui nous a prêté le manuscrit Villenave.

Jusqu'à l'entrée de la Bruyère dans la maison de Condé, les documents que nous avons consultés sont insuffisants. Il reste encore dans cette partie de la biographie de notre auteur de grands intervalles obscurs ou mal éclairés, des espaces vagues où nous ne pouvons fixer la place des remarques qu'il dut faire. Mais une fois que la Bruyère est entré dans la maison de Condé, l'obscurité qui s'attachait à sa personne se dissipe, une lumière nouvelle l'environne, on distingue clairement l'homme et l'auteur dans ses écrits.

Avec les documents qui abondent dans la maison de Condé, on peut se rendre compte de bien des faits relatés dans le Journal de Dangeau, dans les Mémoires du marquis de Sourches, dans ceux de Saint-Simon, dans la Gazette de France, etc.; on peut même voir comment ces faits se sont présentés aux yeux de ... Bruyère. Nous nous plaçons au même point de vue que lui; nous assistons à ses travaux et à ses études : il nous raconte sa propre vie. Il ne cite pas les faits dont il a été témoin et qui t frappé son esprit, mais il explique ses remarques et ses exions de manière qu'on peut les deviner. Ainsi se dévelopdevant nous les mémoires d'un homme bien élevé (1), .it parler et se taire. Ce qu'il dit fait comprendre ce qu'il Le livre des Caractères, c'est la Bruyère lui-même,

e dit

pas.

(1) Chap. v, no 79.

et sa première édition est le premier volume de son autobiographie.

Dans les éditions suivantes, les documents particuliers que nous fournissent les archives de la maison de Condé deviennent très rares, et sont remplacés par d'autres qui nous suffisent. Une fois que nous avons été introduit dans la famille de M. le Prince, que nous en connaissons toutes les personnes, que nous avons vécu dans leur intimité, et que la Bruyère nous a mis au courant de leurs idées, de leurs passions et de leurs caractères, nous tenons, pour ainsi dire, la clef de la maison, et nous discernons sans peine la signification des documents qui nous arrivent du dehors. Or les documents nous arrivent du dehors plus nombreux et plus précis, tandis qu'au dedans nous trouvons le moraliste plus à l'aise et ses remarques moins enveloppées, plus claires, plus personnelles. Si le nombre des caractères augmente, le nombre des maximes générales diminue. On se rapproche de plus en plus de la forme des mémoires. Enfin l'écrivain ne craint pas de parler de lui-même, et de l'impression que produisent sur lui les folies de ses contemporains.

De la quatrième édition à la huitième, c'est-à-dire de 1688 à 1694, il n'y a point d'année que les folies de ses contemporains ne lui fournissent un nouveau volume, auquel il ajoute les observations antérieures qu'il croit opportun de publier. La quatrième édition, la cinquième, la sixième, la septième et la huitième, ont chacune des additions très importantes, où nous voyons se réfléter et les faits moraux dont la Bruyère vient d'être le spectateur attentif et les faits historiques dont il est le juge autorisé. Il nous met sous les yeux non seulement des événements littéraires du plus grand intérêt, comme la querelle des anciens et des modernes, la critique de Tartuffe, le triomphe d'Esther et la chute d'Athalie; mais encore des événements

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