tableau des mœurs athéniennes et des mœurs françaises; et, pour réveiller les esprits, il aura soin d'y répandre un peu de gaieté comme dans la comédie de Boursault (1). Rien ne blessait plus vivement la Bruyère que cette inévitable comparaison avec Doneau de Visé, le rédacteur du Mercure galant. Ce détracteur de Molière, de Racine, de Boileau, avait une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et des compagnons qui travaillaient sous lui. Ce n'était pas un malhonnête homme, mais il faisait métier et marchandise de sa plume, et il prétendait donner des leçons de bienséance au public. « Le H.* G** est immédiatement au-dessous de rien (2). Il y a bien d'autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre que de sottise à l'acheter. C'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises. » Le Mercure n'est point composé de mes ouvrages, répondra de Visé (3), et l'on ne me doit regarder que comme une bouquetière qui lie les fleurs des autres. Boursault lui faisait dire : « Je sers de secrétaire à tout le genre humain. » Rien de comparable au Mercure pour le désordre et la bigarrure. La Bruyère ne disait pas qu'il ne pût y avoir quelquefois dans le Mercure galant certaines pièces remarquables; mais elles se perdaient dans ce fatras d'un ouvrage confus. Comment pouvait-il en être autrement? « L'on n'a guère vu jusqu'à présent un chef-d'œuvre qui soit l'ouvrage de plusieurs (4) Homère a fait son Iliade, Virgile l'Énéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur Romain ses Oraisons. » Parmi les collaborateurs de Doneau de Visé, il y avait un jeune homme qui n'était pas l'ami de Messieurs du Sublime, mais qui comprenait mieux que la Bruyère l'esprit nouveau et la nouvelle philosophie. Outre de jolis vers, Fontenelle avait déjà publié les Lettres du chevalier d'Her..., où il définit l'amour le revenu de la beauté, et un petit traité du bonheur, où il explique le principe de la morale en deux mots : « Il n'est question que de calculer, et la sagesse doit avoir toujours les jetons à la main. » Il venait de hasarder en 1686 un ouvrage fort remarquable et intitulé: les Entretiens sur la pluralité des mondes. Des savants de nos jours admirent encore le mérite scientifique (1) Le Mercure galant, ou la Comédie sans titre, 1683. Répertoire du Théâtre français, t. IX. (2) Chap. I, n° 46. (3) Juin 1693, p. 281. (4) Chap. I, n 9. et l'agréable lucidité de ce livre : l'auteur excelle à parler galamment des lois de la physique, du système solaire et de la marche des étoiles. Il compare le ciel à l'Opéra, il pénètre dans les coulisses de l'Astronomie, il explique les machines de l'Univers, développe le vol des différents mondes, dissipe toutes les illusions d'optique; enfin, sans qu'on y pense, il supprime tout doucement Dieu comme une hypothèse dont on n'a pas besoin, et lui substitue l'humanité, qu'il met partout, jusque dans les planètes. Les idées de la Bruyère sont le contraire de celles de Fontenelle : son livre, où il promène le lecteur à travers toutes les sinuosités du monde moral et spirituel, aboutit à montrer que Dieu doit être partout et toujours présent à l'esprit de l'homme. Le livre de Fontenelle obtenait un grand succès; la Bruyère l'a parfaitement compris (1): « Tel, à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentiments précisément opposés. Cela me ferait dire volontiers que l'on peut hasarder, dans tout genre d'ouvrages, d'y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres. L'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire il a ses partisans. >> Pourquoi donc le livre de la Bruyère ne réussirait-il pas ? C'est qu'il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que des louanges et même que des récompenses, qui est d'être sages. Après avoir bien réfléchi, la Bruyère arrive enfin à cette conclusion (2) : « Si l'on ne goûte point ces remarques que j'ai écrites, je m'en étonne ; et si on les goûte, je m'en étonne de même. » Il a osé dire : « Je ». Son parti est pris : il va donner son manuscrit à l'éditeur Michallet, premier imprimeur du roi, rue Saint-Jacques à Paris. Qu'est-ce qui l'a décidé? Dans les additions qu'il a faites à son Discours sur Théophraste, il avoue qu'il ne peut éviter la critique : « Il est naturel aux hommes de ne pas convenir de la beauté ou de la délicatesse d'un trait de morale qui les peint, qui les désigne et où ils se reconnaissent eux-mêmes ; ils se tirent d'embarras en le condamnant, et tels n'approuvent la satire que lorsque, commençant à làcher prise et à s'éloigner de leurs personnes, elle va mordre quelque autre. » C'est pourquoi les Caractères ou Mœurs de ce siècle viennent (1) Chap. XII, no 12. (2) Épilogue de la première édition. se présenter au lecteur d'un air si modeste, après la traduction du philosophe grec qui les protège de son autorité. L'auteur français est inconnu; le traducteur est anonyme; la raison, qu'ils prêchent l'un et l'autre, est impersonnelle : c'est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Quoi de plus innocent que cet ouvrage? Si en le lisant on se sent blessé de quelque trait de morale, on ne trouvera personne sur qui décharger sa colère; en poursuivant sa lecture, on prendra plaisir à voir la satire d'autrui; on rira peut-être, comme on rinit, en lisant Molière, « des applications admirables qu'il faisait dans ses comédies des manières et des mœurs de tout le monde. » Rarement on garde rancune d'un bon conseil donné poliment, en secret, par un anonyme, qui sait nous divertir. : La Bruyère avait rédigé avec grand soin sa remarque sur l'entrevue d'Auteuil, pour que Boileau ne pût se reconnaître dans le personnage de Zelotes ou ne fit qu'en rire c'était la meilleure manière de lui faire amende honorable. De son côté, Boileau, qui prenait les eaux de Bourbon (l'Archambault) et se trouvait presque guéri de son extinction de voix, écrivit à son ami Racine de faire ses compliments à M. de la Bruyère (9 août). Alors la Bruyère donna son livre an libraire. Michallet obtint, le 8 octobre 1687, le privilège pour dix ans d'imprimer les Caractères de Théophraste avec les Caractères ou Mœurs de ce siècle. Ce privilège fut enregistré, le 14 octobre 1687, sur le livre de la communauté des trente-six imprimeurs et libraires de Paris. (1) Préface de la première édition complète des Euvres de Molière, 1682. FIN DU TOME PREMIER. LA BRUYÈRE. T. I. 36 36 AVANT-PROPOS. INTRODUCTION.. TABLE DES MATIÈRES. CHAPITRE PREMIER. - - -- - - - - Son Son - Enfance et - Son éducation Origine de la Bruyère. · Rôle de son trisaïeul Jehan et de son bisaïeul Mathias dans - - - La Bruyère dans la bibliothèque de son oncle reconnaît que l'étude des mœurs et des caractères peut conduire à la sagesse. Il se livre à l'étude de la philosophie cartésienne : il y trouve non seulement une méthode excellente pour arriver à la certitude et fonder la science des mœurs, mais encore une société d'amis qui comprennent ses goûts et qui pourront un jour lui être fort utiles. — Mort de l'oncle Jean de la Bruyère. Ses testaments. Son héritage. Nouvelle situa- tion de la Bruyère dans sa famille, auprès de sa mère, de ses deux frères Louis et Robert, et de sa sœur Élisabeth. Bossuet, qui protège les cartésiens, place l'abbé Cl. Fleury auprès des princes de Conti, et M. de Cordemoi auprès du Dauphin. — La Bruyère se fait recevoir, à Rouen, trésorier de France et général des finances en la généralité de Caen. Peu de temps après son installation dans son bureau La Bruyère fait son apprentissage du métier d'écrivain. Il était dans une excel- lente position pour cela libre et content, il entreprend de faire un livre. In- fluence de Malebranche, de Molière, de Corneille, de Racine, de Bourdaloue et des sermonnaires. — L'idéal qu'il se propose est la simplicité et le naturel des anciens. Il se forme le goût en lisant les poètes et les prosateurs. La Fontaine et Boi- leau, Montaigne, Pascal et la Rochefoucauld sont ses modèles; mais il n'imite per- sonne. - Chercher le vrai sans prévention, prendre son temps pour le bien définir |