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toujours prêts à se fâcher, et à croire qu'on se moque d'eux ou qu'on les méprise. Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit. » Avec cette politesse et cet esprit, notre Parisien en voyage put avoir quelques mésaventures fâcheuses, et l'on comprend qu'il ne se soit pas plu dans un pays où cependant Huet, Segrais et d'autres trouvaient alors une agréable société. La Bruyère revint promptement à Paris.

CHAPITRE III.

La Bruyère fait son apprentissage du métier d'écrivain.

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Il était dans une excellente position pour cela : libre et content; il entreprend de faire un livre : influence de Malebranche, de Molière, de Corneille, de Racine, de Bourdaloue et des sermonnaires. L'idéal qu'il se propose est la simplicité et le naturel des anciens. Il se forme le goût en lisant les poètes et les prosateurs. La Fontaine et Boileau, Montaigne, Pascal et la Rochefoucauld sont ses modèles; mais il n'imite personnne. Chercher le vrai sans prévention, prendre son temps pour le bien définir et le peindre à son gré : voilå sa vocation. Il examine les avares et l'avarice, les financiers et les partisans, puis les autres vices et les autres faibles. Sa curiosité insatiable parcourt toute la bourgeoisie française et même une partie de la noblesse, toutes les coteries parisiennes, les femmes esclaves de la coutume et de la mode, et les hommes d'une irréprochable correction. Mais il ne peut achever son livre, il refuse également de le publier et de l'abandonner.

« Il y a des gens (1) qui s'engagent par inquiétude ou par curiosité dans de longs voyages, qui ne font ni mémoires ni relations, qui ne portent point de tablettes; qui vont pour voir, et qui ne voient pas ou qui oublient ce qu'ils ont vu; qui désirent seulement connaître de nouvelles tours ou de nouveaux clochers, et passer des rivières qu'on n'appelle ni la Seine ni la Loire ; qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, et qui veulent être un jour revenus de loin. » Tel n'était pas la Bruyère. Nous avons vu qu'il n'aimait pas à être absent de Paris; il n'était pas allé loin, puisqu'il n'avait visité qu'une partie de la Normandie ; mais il y avait recueilli d'utiles observations pour la science des mœurs, et il en avait rapporté quelque chose de plus utile encore pour un écrivain, une charge et un revenu qui assuraient son indépendance.

(1) Chap. XIII, no 2.

Seul arbitre de ce qu'il faisait ou ne faisait point, il pouvait maintenant remplir le vide du temps comme bon lui semblait. Il quitta la maison de la rue Grenier-Saint-Lazare et alla demeurer rue Chapon (1). Il n'y demeura pas longtemps et vint fixer son domicile rue des GrandsAugustins. Là il vécut à son aise dans une chambre carrelée à neuf et ornée de la belle tapisserie de verdure de Flandre, qu'il avait achetée à la vente du mobilier de son oncle. Il habitait avec toute sa famille et ne s'occupait de rien dans le ménage. C'était sa mère qui faisait tout et payait tout, ainsi qu'on le voit dans les comptes qu'elle rendit à ses enfants, le 14 octobre 1676. M. Servois, qui nous fournit ces détails, a découvert, dans une autre pièce notariée (testament d'Élisabeth de la Bruyère), que notre auteur ne paya pas toujours les notes de son tailleur. C'était pousser un peu loin l'indifférence philosophique. « Un homme fat et ridicule, disait-il (2), porte un long chapeau, un pourpoint à ailerons, des chausses à aiguillettes et des bottines; il rêve la veille comment il pourra se faire remarquer le jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller par son tailleur : il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter. » Molière l'avait déjà dit dans l'École des maris (3); mais cela n'empêche pas les philosophes de payer leurs dettes. Hâtons-nous d'ajouter que la créance du tailleur était si peu considérable que cela ne valait guère la peine d'en parler, et qu'elle était au compte des trois frères de la Bruyère ; ce qui réduisait la dette de l'aîné à bien peu de chose. En général il tenait ses comptes en règle et jouissait de sa fortune avec ordre et mesure. Aussi était-il content de son sort (4). « Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire de son fils un grand seigneur. Cela est juste et de son ressort, mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents. >>

Le roi de France alors était moins tranquille que la Bruyère : il était aux prises avec presque toute l'Europe. L'invasion de la Hollande était la cause de cette guerre ; l'occupation de Maestricht et la conquête de la Franche-Comté en étaient les plus sérieux avantages; le sang cou

(1) Servois, Notice biographique.

(2) Chap. XIII, no 11.

(3) Acte I, scène I.

(4) Chap. VI, n 1,

lait dans les Pays-Bas, sur les bords du Rhin et dans les montagnes des Vosges. Condé livrait la terrible bataille de Senef; Créqui perdait celle de Consarbruck; Turenne, après avoir fait sa belle et dernière campagne d'Alsace, était tué à Salzbach dans le pays de Bade. Pour suppléer aux milices populaires, on avait cru devoir appeler le ban et l'arrière-ban de l'ancienne chevalerie; et ces gentilshommes, qui dans leurs provinces étaient des matamores comme don Fernand (1), et semblaient prêts à massacrer le genre humain, ne firent point merveille contre les ennemis de la France. On ne les avait pas convoqués depuis Louis XIII. Montés et armés inégalement, tous ou presque tous sans expérience et sans exercice, ils ne voulaient ni ne pouvaient faire un service régulier (2) : ils causèrent beaucoup d'embarras au commandement militaire, et l'on fat dégoûté d'eux pour jamais. « Si la noblesse est vertu, disait la Bruyère (3), elle se perd par tout ce qui n'est pas vertu; si elle n'est pas vertu, c'est peu de chose. » Qu'étaitce donc que la noblesse de M. le trésorier de France en la généralité de Caen ? Il pourra se procurer comme son oncle la satisfaction honorable de se faire enterrer avec des éperons dorés. Voilà tout.

En attendant, tandis que M. de Romeau faisait ses études de droit pour devenir avocat au parlement, tandis que le jeune Robert de la Bruyère faisait ses études pour se préparer à la cléricature, l'aîné de la famille, avec sa modeste fortune et sa modeste noblesse, aurait pu faire un bon et honnête mariage; mais il ne voulut pas s'exposer, comme son père et son grand-père (4), aux embarras d'une nombreuse famille ; et d'ailleurs, comme son oncle, il tenait trop à son indépendance. « Un homme libre et qui n'a point de femme (5), s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. >>

On voit que la Bruyère ne manquait pas d'ambition. Quels étaient ses projets? que faisait-il alors à Paris? Son apprentissage du métier d'écrivain.

(1) Chap. XI, n 129.

(2) Voltaire, Siècle de Louis XIV.

(3) Chap. XIV, no 15.

(4) Chap. VI, n° 61. (5) Chap. II, nó 25,

En 1692, la Bruyère, devenu un célèbre écrivain, disait à ceux qui voulaient marcher sur ses traces (1) : « Tel tout d'un coup et sans y avoir pensé la veille, prend du papier, une plume, dit en soi-même : « Je vais faire un livre,» sans autre talent pour écrire que le besoin qu'il a de cinquante pistoles. Je lui crie inutilement : « Prenez une scie, Dioscore (en grec, fils de Jupiter), sciez, ou bien tournez, ou faites une jante de roue; vous aurez votre salaire. » Il n'y a point d'apprentissage de tous ces métiers. « Copiez donc, transcrivez, soyez au plus correcteur d'imprimerie, n'écrivez point. » Il veut écrire et faire imprimer; et parce qu'on n'envoie pas à l'imprimeur un cahier blanc, il le barbouille de ce qui lui plaît: il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu'il y a sept jours dans la semaine, ou que le temps est à la pluie ; et comme ce discours n'est ni contre la religion ni contre l'État, et qu'il ne fera point d'autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et l'accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l'examen, il est imprimé et, à la honte du siècle comme pour l'humiliation des bons auteurs, réimprimé. » La Doctrine des mœurs, par le romancier Gomberville, eut tous ces avantages et ces inconvénients. Armé de la méthode de Descartes, la Bruyère saura bien les éviter; mais comment va-t-il composer son ouvrage? Un homme qui s'est vanté d'avoir été l'ami de la Bruyère et qui ne fut que son plagiaire, un avocat peu véridique, Brillon (2), dit que l'auteur des Caractères mit dix-huit ou vingt ans à composer son ouvrage, et que pendant tout ce temps-là il fut occupé, soit à l'écrire, soit à se demander s'il le publierait. Il y a du vrai dans ces assertions peu vraisemblables.

Il parut en 1674 un ouvrage d'un beau style et fortement pensé (3), qui exerça sur la Bruyère une influence notable, c'est la Recherche de la vérité, par le P. Malebranche, de l'Oratoire. On a même voulu prouver, par de nombreux rapprochements (4), que la Bruyère avait fait beaucoup d'emprunts à Malebranche. La Bruyère le nie. Ne pouvait-il pas penser après Malebranche des choses vraies que d'autres penseront encore après lui?

Malebranche était Parisien comme la Bruyère et n'avait que sept ans

(1) Chap. XV, no 23.

(2) Sentiments critiques sur les Caractères de M. de la Bruyère.

(3) Etude sur Malebranche, par l'abbé Blampignon, Paris, 1862.

(4) Etude sur la Bruyère et Malebranche, par A. Damien; Paris, chez Durand, 1866.

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