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historiens. » Mais « devrait-il suffire d'avoir été grand et puissant dans le monde pour être louable ou non (1), et, devant le saint autel et dans la chaire de vérité, loué et célébré à ses funérailles? N'y a-t-il pas d'autre grandeur que celle qui vient de l'autorité et de la naissance? Pourquoi n'est-il pas établi de faire publiquement le panégyrique d'un homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans l'équité, dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété? Ce qu'on appelle une oraison funèbre n'est aujourd'hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, qu'à mesure qu'elle s'éloigne davantage du discours chrétien, ou si vous l'aimez mieux ainsi, qu'elle approche de plus près d'un éloge profane. »

La Bruyère ne publiera cette dernière remarque que dans quatre ans, lorsque la colère de M. le Prince sera éteinte et que personne n'y pensera plus. Mais dès aujourd'hui il recueille avec soin les sages conseils que Bossuet, son protecteur et son ami, venait de lui donner non seulement par ses paroles, mais encore par ses actions et sa conduite. Bossuet lui avait appris à penser chrétiennement, à parler raisonnablement et à se taire prudemment ; c'était la meilleure manière de censurer les vices sans blesser les vicieux.

Bossuet lui donna encore une autre leçon. On fit des services funèbres en l'honneur de Condé dans beaucoup d'églises du royaume; beaucoup d'oraisons funèbres furent prononcées par les plus célèbres prédicateurs. M. le Prince fit graver la décoration de ces églises et imprimer ces oraisons funèbres : il en composa un volume. « Ainsi ces ouvrages ramassés en un corps, dit le Mercure galant (2), rendront immortelle la mémoire du prince défunt, et marqueront à la postérité le tendre amour d'un fils pour un père dont il fut si tendrement aimé. » Illusion naïve ou vaine flatterie! Tout cela est tombé dans l'oubli. On se souvient encore de l'oraison funèbre de Louis de Bourbon prononcée par Bourdaloue. Le seul monument immortel élevé à la mémoire de Condé est précisément cette oraison funèbre où Bossuet a foulé aux pieds la gloire humaine et qui ne faisait honneur, disaiton, ni à ce prince défunt ni à l'auteur. Bossuet, avec son esprit grand et libre, et avec sa raison, plus forte que celle des autres, s'est affranchi des liens étroits d'un genre convenu et des préjugés de ses contemporains. C'est ainsi qu'il s'est approché plus près que personne de la

(1) Chap. xv, no 20.

(2) Décembre 1687, p. 227-229.

perfection littéraire. Cette dernière leçon fut la plus utile à la Bruyère (1). « Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses écrits: il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. »

(1) Chap. I, n° 67.

CHAPITRE XXI.

1687.

La Bruyère rédige son livre sur les Maurs ou caractères de ce siècle, écrit le commencement et la fin de son Discours sur Théophraste, et joint ses Caractères à ceux du philosophe grec. - Il lit son ouvrage à quelques amis, entre autres à Boileau. Quelles dames furent soupçonnées d'en avoir écrit la meilleure partie. Après quelques hésitations, il donne son livre à l'imprimeur Étienne Michallet, rue Saint-Jacques, à Paris.

La Bruyère n'avait point l'ambition d'être un grand écrivain; il voulait seulement montrer aux hommes (1) ces images des choses qui leur sont si familières et dont néanmoins ils ne s'avisent pas de tirer leur instruction. Ni sublime comme Pascal, ni délicat comme la Rochefoucauld, il se contentait d'être raisonnable, et pour cela il n'était pas besoin de talents extraordinaires. « Il y a, dit-il (2), dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui les rend sages. » Là se bornaient toutes ses prétentions. Peu de métaphysique, beaucoup de bon sens pratique, nulle profondeur de vues, la connaissance acquise par un long usage de la vie, une intelligence nette et claire des choses communes, une simple tendance vers la raison et des aspirations sincères vers la vertu voilà toute la sagesse de la Bruyère. Un gen tilhomme de la maison de Condé pouvait s'en contenter, et cela suffisait pour faire un bon livre.

Ce livre commençait par la traduction des Caractères de Théo

(1) Préface et Discours sur Théophraste.

(2) Chap. XI, n° 153.

phraste. Comme l'ouvrage de Théophraste n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, la Bruyère ne voulut point le charger de longues et curieuses observations ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité. Il se contenta de mettre de petites notes à côté de certains endroits qu'il crut les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochassent pas même ce petit défaut. Mais comment mettre les Caractères ou mœurs de ce siècle après ceux de Théophraste? Voilà la grande difficulté devant laquelle il avait reculé une première fois, et devant laquelle il ne reculera plus. « Je n'estime pas, dit-il, que l'homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs. » D'ailleurs, depuis qu'il est entré dans la maison de Condé, il a complété ses recherches, terminé ses études et ses découvertes : il a vu des choses qui lui étaient nouvelles et dont il ne se doutait pas, et, avançant par des expériences continuelles dans la connaissance de l'humanité (1), il a fini par savoir de combien de manières différentes l'homme peut être faible ou vicieux. Descartes l'a guidé dans ses recherches; mais lorsqu'il a voulu mettre en ordre toutes les vérités qu'il avait trouvées, Bossuet lui a fourni le moyen de les classer; il lui a même inspiré le plan et l'économie de son livre. Maintenant la Bruyère va écrire ce livre et mettre les vérités qu'il a découvertes dans le meilleur jour pour produire l'impression nécessaire à son dessein (2).

<< Mon livre, dit-il (3), est composé presque en entier de remarques solides et de sérieuses réflexions, et pour le reste de peintures ou caractères. » Quel fut donc son travail? Il commença par écarter toutes les remarques qui n'étaient pas solides, c'est-à-dire (4) qui ne reposaient pas sur des faits clairement et distinctement connus ; et toutes les réflexions qui n'étaient pas sérieuses, c'est-à-dire (5) qui ne

(1) Chap. XI, n 156.

(2) Chap. I, n® 34.

(3) Préface du discours à l'Académie.

(4) Chap. XII, no 42.

(5) Discours sur Théophraste.

tendaient pas à rendre l'homme raisonnable. Il mit ensuite de côté tout ce qui était trop commun pour fournir à la satire, et tout ce qui était trop singulier pour fournir à la saine morale (1). Pourquoi décrire ces âmes faibles, molles et indifférentes, sans vice ni vertu, qui ne se distinguent par aucun caractère particulier? Pourquoi relever ces ridicules répandus parmi les hommes, qui par leur singularité ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction? Ce sont des vices uniques qui ne sont point contagieux, et qui sont moins de l'humanité que de la personne ou de l'individu. Beaucoup sont du ressort de la médecine (2), et non de la morale. Un grand nombre d'autres observations, qui ne parurent pas d'un utile emploi (3), furent aussi réservées pour des occasions meilleures.

La Bruyère voulait censurer les vices sans offenser les vicieux. Pour exécuter ce dessein, il n'admit dans les divers chapitres de son livre que des moralités qui pouvaient s'appliquer à tout le monde et ne s'adressaient à personne en particulier. Il cita les noms de Fabry, Rousseau, la Couture; mais c'étaient des noms si décriés, qu'aucun homme honorable ne pouvait s'en plaindre. Il nomma Despréaux, Corneille, Racine, Lully, Mignard, Lebrun, Harlay, Séguier, Bossuet, Conti, Enghien, Condé, mais toujours par groupes et toujours pour signaler leurs mérites ou leurs talents. Et ces noms glorieux, il les écrivit en grosses lettres capitales, dans les beaux endroits, dont la clarté fût encore augmentée par l'obscurité qui les environnait. Ordinairement il se servait de locutions indéfinies, dont le sens est plus ou moins compréhensif selon le nombre de personnes qu'on a en vue ; par exemple : les hommes, les femmes, les jeunes gens, les vieillards, la plupart, plusieurs, ceux qui, celles qui, tel qui, il y a des gens qui, etc. Mais le procédé qu'il employa le plus pour dissimuler les noms des personnes fut de mettre le pronom indéfini on sujet de ses phrases. Ainsi on sert à désigner toutes les personnes on, c'est Condé, c'est M. le Prince, Mme la Princesse, M. le Duc et Mme la Duchesse; on, c'est le prince de Conti, la princesse de Conti, le prince de la Roche-sur-Yon ; on, c'est le Dauphin, la Dauphine, et même le roi. C'est encore Mme de Maintenon, Mme de Montespan; ce sont les ministres Louvois et Seignelay; les prédicateurs Bossuet, Bourdaloue,

(1) Chap. XI, n° 158.

(2) Discours sur Théophraste.

(3) La Bruyère, édit. Chassang.

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