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intendants pour leur faire connaître, avec plus de détails que nous n'avons osé en donner, la grande opération à laquelle il avait assisté. Le roi était sauvé.

On comprend facilement qu'au milieu de ces événements personne ne nous parle de la Bruyère, et que nous ne sachions pas ce qu'il était devenu. Cependant il est très probable qu'il fut renvoyé à Paris auprès du duc de Bourbon; là il apprit la grande opération avec non moins d'émotion que la France entière, et il fut témoin de ce que raconte l'abbé de Choisy : « On ne peut exprimer l'effet que produisit dans l'esprit des Parisiens une nouvelle si surprenante (1). Chacun sentit, dans ce moment, combien la vie d'un bon roi est précieuse; chacun crut être dans le même danger où il était; la crainte, l'horreur, la pitié étaient peintes sur tous les visages; les moindres du peuple quittaient leur travail pour dire ou pour redire « On vient de faire au roi la << grande opération! » Ce mot, auquel on n'était pas accoutumé, effrayait encore davantage. J'ai ouï de mes oreilles un porteur de chaise dire en pleurant : « On lui a donné vingt coups de bistouri, et ce pauvre homme n'a pas sonné mot. >> « Qu'on lui a fait de mal! » disait un autre. On ne parlait d'autre chose dans toutes les rues, et tout Paris le sut dans un quart d'heure. Les églises se remplirent en un moment, sans qu'il fût besoin que les curés s'en mêlassent: on demandait à Dieu la guérison d'un prince qui, après avoir mis le nom français au-dessus de tous les autres noms, était sur le point de combler de bonheur une nation qu'il avait déjà comblée de gloire; on demandait à Dieu de prolonger une vie dont les commencements étaient si grands et dont la fin, suivant toutes les apparences, devait être si avantageuse à son peuple. Cet empressement, si naturel et si volontaire, dura tant que l'on crut le roi en quelque danger. »

La Bruyère n'oublia jamais ce beau spectacle. « Si les hommes, pensait-il (2), ne sont point capables sur la terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible que de connaître qu'ils sont aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples?» Les pamphlétaires réfugiés à l'étranger ne furent pas moins frappés que la Bruyère de ce spectacle : « L'on dirait, à voir l'affection que les peuples témoignent pour la personne du roi (3), qu'a

(1) Mémoires de l'abbé de Choisy.

(2) Chap. x, no 31, 7o éd.

(3) Courtilz de Sandras. Mercure historique et politique, février 1687, p. 372-373.

vec toutes les qualités qu'ils remarquent en ce prince, il a encore celles de Louis XII, à qui l'on avait donné le nom de père du peuple. Mais les choses sont bien éloignées de ce que je viens de dire... » — « Nommer un roi père du peuple, répétait la Bruyère (1), est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition. » Mais il ne publiera que plus tard cette froide et profonde observation. Au milieu de l'enthousiasme général, la froideur du moraliste eût paru de mauvais goût. Après la guérison du roi, la joie fut extrême, comme l'inquiétude l'avait été auparavant, et des chants d'allégresse retentirent de tous côtés (2). Les laquais même convièrent, par des affiches, tous leurs camarades de Paris à se cotiser pour faire les frais d'un Te Deum. Mais vers le même temps la maison de Condé fut plongée dans le deuil.

(1) Chap. x, no 27.

(2) De Sourches, t. II, p. 2, note.

CHAPITRE XIX.

1686 (novembre-décembre).

Le roi était si souffrant des diverses opérations qu'il subissait, qu'on le crut menacé de mort.

Ce fut Condé qui mourut, le 11 décembre.

cepté à sa femme..

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Détails touchants; il pense à tout, ex· Indignation des parents de Mme la Princesse. Singulier rôle que joue Gourville. - Mystère de la maison de Condé. - Mme la Princesse était maniaque, comme la grande Nicole du Plessis sa mère. On suit la trace de cette maladie dans le fils de Condé, dans l'élève de la Bruyère, et jusqu'au XIXe siècle dans beaucoup de leurs descendants. Cela explique bien des choses bizarres avant et après la mort de M. le Prince. A ce point de vue, bien des obscurités s'éclaircissent dans l'histoire de la Bruyère. L'infortune de la maison de Condé égale sa grandeur. Le philosophe s'attache à ses Altesses. — Il les aime par goût et par estime, mais d'une affection parfaitement désintéressée.

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Après le succès de la grande opération, on s'aperçut que la guérison, proclamée avec tant d'éclat, laissait beaucoup à désirer. Plus le roi dissimulait ses souffrances, plus les soupçons, qui ne respectent rien, voyaient le mal s'aggraver par les efforts mêmes qu'on faisait pour le cacher. Le 20 novembre, M. le Duc, arrivant de Fontainebleau, annonça que la duchesse de Bourbon, guérie et en pleine convalescence, revenait à Paris auprès de son mari; il présenta à Sa Majesté les compliments de M. le Prince et en même temps ceux de M. le prince de Conti, non sans témoigner le chagrin qu'avait son cousin exilé de ne pouvoir les présenter lui-même. Le roi répondit, assez doucement, que le prince de Conti n'était point chassé de la cour, et qu'il pouvait y venir, s'il le voulait.

A ce moment la clémence de Sa Majesté s'étendait jusque sur les protestants, et le roi défendait de mettre obstacle à leur fuite hors du

LA BRUYÈRE. -T. I.

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royaume. Si ce n'était pas révoquer la révocation de l'édit de Nantes, c'était du moins en supprimer la mesure la plus rigoureuse et la plus oppressive, celle qui faisait de la France une prison pour les sujets de la religion prohibée. Louvois exprimait ainsi la pensée de Sa Majesté (dans son instruction générale aux intendants, en date du 8 décembre 1686): « Le moyen d'empêcher que peu de gens s'en aillent, c'est de leur laisser la liberté sans le leur témoigner. » Singulière illusion, et qui coûta cher à la France! De même le roi ouvrait-il les portes de la cour au prince de Conti avec l'espoir qu'il n'en profiterait pas ? On raisonna beaucoup là-dessus dans la maison de Condé. On s'arrêta à cette conclusion, que nous a conservée la Bruyère (1): « Les haines sont si longues et si opiniâtrées que le plus grand signe de mort dans un homme malade, c'est la réconciliation. » M. le Duc fit prévenir secrètement M. le prince de Conti, qui partit sur-le-champ pour venir à Versailles.

Le gentilhomme que M. le Duc avait envoyé au prince de Conti s'appelait M. de Vernillon (2); il avait été attaché à M. le Prince; il était maintenant auprès de M. le Duc sur un pied d'estime et de considération, sans fonction particulière, mais tenu en réserve pour remplir les missions délicates. M. le Duc, pour justifier son voyage à Chantilly, lui donna quelques ordres à exécuter, qui servirent de prétexte. C'était un protestant qui avait été forcé de renoncer à sa religion : il ne croyait plus à rien du tout, si ce n'est à son attachement pour les Condé. Dans leur maison, il avait passé la plus grande partie de sa vie : là il avait trouvé la liberté de penser sous la protection de M. le Prince, là il voulait vivre et mourir sans avoir d'autre famille que celle de Condé. Les sinistres événements dont il venait d'être témoin à Fontainebleau avaient laissé dans son esprit une profonde impression, et il apportait de Versailles des pressentiments plus sinistres encore. Quand il se trouva seul dans ce vieux château de Chantilly, abandonné pour le moment de toutes les personnes qu'il avait l'habitude d'y voir, il ne put maîtriser un sentiment de tristesse qui envahit son cœur. Pour se désennuyer, par une sombre journée d'hiver, il était allé dans la forêt à la chasse, et il revenait, vers trois heures, lorsqu'il aperçut une chose fort surprenante (3). Il y avait, au milieu d'un corps de logis au troi

(1) Chap. XI, n 108.

(2) De Sourches, t. I, p. 466, note 1. Saint-Simon, t. VII, p. 149.

(3) Mme de Sévigné, t. VII, p. 530, 531.

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sième étage, une chambre qu'on apercevait en face de soi en entrant dans le château, et qu'on appelait le cabinet des armes, parce qu'on y gardait les armes du connétable de Montmorency avec quantité d'autres armes anciennes de sa maison. Vernillon, au moment d'entrer dans le château, vit à une fenêtre du cabinet des armes un fantôme, c'est-àdire un homme enseveli. Il descendit de son cheval, et s'approcha; il le vit encore. Il le considérait avec beaucoup d'attention, mais il n'en voulait pas croire ses propres yeux. Il montra la fenêtre à un palefrenier qui marchait derrière lui, et lui demanda si ce n'était pas celle du cabinet des armes, sans lui dire ce qu'il voyait, pour le laisser parler naturellement. « C'est effectivement une fenêtre du cabinet des armes. Y voyez-vous quelque chose?- Oui.- Quoi? Un mort enseveli. >> Convaincu qu'il ne s'était pas trompé, mais voulant éclaircir la chose entièrement, Vernillon entre dans le château, va chez le concierge, et demande s'il ne couchait pas quelqu'un dans le cabinet des armes. « Il n'y couche personne jamais, et il y a plus de six mois qu'on ne l'a ouvert, » fut-il répondu. Il prend les clefs, monte au troisième, entre dans le cabinet des armes et n'y trouve que le silence et l'obscurité. Toutes les fenêtres étaient fermées. Il ouvre la fenêtre où il avait vu le fantôme, rien; il visite le cabinet dans tous les coins, rien; il examine les vieilles armures, rien, partout rien, absolument rien; et il se retire, fort étonné de ce qui venait de lui arriver. Pendant ce tempslà, le prince de Conti à Versailles vit le roi, qui lui dit : « On croit mon mal plus grand, quand on est loin; mais, dès que l'on me voit, on juge aisément que je ne souffre guère. » Le prince de Conti exprima sa joie de voir Sa Majesté en aussi bon état, et s'en retourna à Chantilly, persuadé que son exil n'était pas encore fini. Revenu à Versailles, Vernillon dit à tous ceux qui voulurent bien l'entendre ce qu'il avait vu à Chantilly; il pensait que cela pouvait regarder le roi, mais il ne faisait pas réflexion que cela pût regarder M. le Prince. A Fontainebleau, on raconta cette histoire devant M. le Prince : il en fut un peu frappé; puis il s'en moqua; mais tout le monde tremblait pour lui, dit Mme de Sévigné. La Bruyère, qui connaissait fort bien M. de Vernillon, dit simplement (1): « L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même ; les ténèbres, la solitude, le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines terreurs le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer. >>

(1) Chap. XI, n° 100.

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