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donnait à Condé dans sa solitude! Ces murmures des vieillards contre la jeunesse de la cour ne troublaient pas beaucoup la Bruyère; il n'oubliait pas ce qu'il avait entendu dire aux vieillards quand il était jeune (1): « Le souvenir de la jeunesse est tendre chez les vieillards : ils aiment les lieux où ils l'ont passée ; les personnes qu'ils ont commencé à connaître dans ce temps leur sont chères; ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé; ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse; ils vantent les modes qui régnaient dans leurs habits, les meubles et les équipages. Ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourraient-ils leur préférer de nouveaux usages et des modes toutes récentes où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse? >>

Si jamais la Bruyère à la cour subit l'ensorcellement de la bagatelle, comme on disait dans la langue de la dévotion, ce fut à cette époque; cela ne dura guère. Il ne manqua pas d'avis pour le rappeler à une juste appréciation de la réalité. Le premier lui vint de Condé lui-même. Le 22 janvier, les révérends pères étant allés à Paris avec le P. de la Chaise, qui voulait leur montrer sa maison de Montlouis, le R. P. Alleaume écrivait de là à Condé : « Nous retournerons demain à Versailles. Nous ne manquerons pas de dire à M. de la Bruyère à la première occasion ce que Votre Altesse Sérénissime désire qu'on lui dise. Nous sommes assez bien avec lui pour lui donner nous-mêmes cet avis. » Quel était cet avis? On ne peut le savoir: mais nous serions bien surpris si, à l'aspect de cette mer changeante de la cour, le vieux pilote retiré à Chantilly, où il consolait et réchauffait à son foyer un des derniers naufragés, n'avait pas alors fait parvenir à la Bruyère quelque conseil de ce genre: « Serrez les voiles, matelot, le mauvais temps approche. Prenez garde à ce que vous direz du duc et de la duchesse de Bourbon. >>

Le 25 janvier, l'évêque de Meaux était venu à Paris, car ce jour-là il y prononça, dans l'église Saint-Gervais, l'oraison funèbre de fen le chancelier Michel le Tellier; mais, « quoique cette pièce d'éloquence fût assez belle (2), dit le marquis de Sourches, le public ne trouva pas

(1) Chap. XI, n 115.

(2) De Sourches, t. I, p. 358.

LA BRUYÈRE. - T. I.

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qu'elle répondît à l'ancienne réputation de ce prélat. » On disait que l'orateur avait moins parlé de Michel le Tellier que de Richelieu, de Mazarin, de Retz et de M. le Prince (1). En un mot, on n'en était point content. Le lendemain, le jeune M. du Tertre, ancien camarade du duc de Bourbon, soutint une thèse dans l'église des Jacobins. Il y avait là le nonce, huit ou dix évêques, et quantité de présidents et de maîtres des requêtes, qui avaient assisté la veille à l'oraison funèbre. Il y avait aussi, dit le R. P. Talon, deux cents jésuites, qui étaient venus applaudir le duc de Bourbon. La Bruyère entendit parler du discours de Bossuet; on en faisait l'éloge, on était content de son action, mais il comprit ce que cela voulait dire (2). « Théodule (le serviteur de Dieu) a moins réussi que quelques-uns de ses auditeurs ne l'appréhendaient : ils sont contents de lui et de son discours; il a mieux fait à leur gré que de charmer l'esprit et les oreilles, qui est de flatter leur jalousie. »

Le 27 janvier après dîner, la Bruyère avait fait encore rendre compte de ses études à M. le duc de Bourbon devant Mme la Duchesse, dans son cabinet (3). Ce n'était pas comme dans la salle des Jacobins. Il fallait parler sur les leçons d'histoire depuis quinze jours entiers : la traite était un peu longue; le duc de Bourbon était moins ferme qu'à l'ordinaire. La Bruyère vit le danger : il remit l'histoire au dimanche suivant, et il fit rendre compte au duc de Bourbon de la géographie sans les gouvernements. Il lui demanda de traiter un sujet qu'ils avaient souvent étudié ensemble et qui était familier à Mme la Duchesse: le cours du Rhin depuis sa source jusqu'à la mer, tous les États qu'il coupe ou qu'il traverse, les villes situées sur ce fleuve, les différentes rivières qui s'y jettent, et les villes assises sur leurs rives, les divers canaux que forme le Rhin, leurs noms, ceux des villes situées sur ces canaux, et comme ce grand fleuve dégénère en un petit ruisseau au-dessus de Leyden avant de se perdre dans la mer. Le duc de Bourbon en rendit compte assez bien ; mais il fallait une si grande mémoire pour arranger tant de noms allemands et les mettre chacun dans leur ordre, qu'il se trompa plus d'une fois. Sa mère s'en aperçut mieux qu'à l'ordinaire. Le prince, blessé dans son amour-propre, dit avec humeur qu'il ne pouvait se rappeler tous ces noms-là. « Il aime

(1) Correspondance de Bussy Rabutin, t. V, p. 508 du Breuil à Bussy. (2) Chap. xv, no 14.

(3) Lettre XIV.

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peu à apprendre par cœur, écrivait la Bruyère à Condé. Il me faut le réduire une mutinerie qui ne se comprend pas sans l'avoir vue. Son Altesse a besoin que vous lui déclariez, Monseigneur, que vous voulez absolument qu'il sache très bien la géographie: cela peutêtre me soulagera. » On le devine facilement : l'autorité de Mmo la Duchesse sur son fils était épuisée; la Bruyère s'était mis en colère; le duc de Bourbon se moquait de la science de sa mère et de son professeur. Les répétitions d'histoire et de géographie dans le cabinet de Mme la Duchesse tombèrent vite en désuétude, à la grande satisfaction des vieux serviteurs de la maison de Condé. Mais les amours du duc et de la duchesse de Bourbon continuèrent comme auparavant, au milieu d'un honnête silence, à l'abri des regards indiscrets.

«Ne pourrait-on pas découvrir (1) l'art de se faire aimer de sa femme?» Quoique la duchesse d'Orléans prétendît que cet art-là était plus connu en Allemagne qu'en France, le duc de Bourbon ne demanda pas à M. de la Bruyère de l'aider à l'y découvrir. Il était trop sûr de son fait, et d'ailleurs, à ce moment, il était d'humeur à ne douter de rien (2). Il écrivit enfin à son grand-père le 2 février, et lui fit des excuses de ne lui avoir point écrit depuis un mois sa paresse seule, disait-il gaillardement, l'avait fait manquer à son devoir. Le même jour, le R. P. du Rosel appuya cette lettre d'une sorte d'apostille : « M. le duc de Bourbon, disait-il, a un bon naturel et il est très persuadé de ce qu'il doit à son grand-père : nous en jugeons par ce qu'il nous fait parfois l'honneur de nous dire. Il a un grand chagrin de sa faute. » Si grand, que, la lettre écrite, il n'y pensa plus! Il était convenu qu'il était heureux; il ne pouvait s'affliger longtemps. Il riait de tout, même de ce qui faisait pleurer les autres. C'était le tour d'esprit de Mme de Montespan, surtout à cette époque où elle prenait le contre-pied de Mme de Maintenon ; et le jeune duc de Bourbon ne croyait pouvoir mieux faire que de se rompre à ce brillant exercice, qui seyait si bien à son âge et à son caractère. A cela M. le Duc ne voyait rien à redire, et la Bruyère prenait la chose avec philosophie (3). « Les aises de la vie, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile ou d'un mauvais conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à propos. »

(1) Chap. III, no 80.

(2) Mss. de l'hôtel de Condé.

(3) Chap. IX, no 27.

Mme la Dauphine, déconcertée par ce rire continuel, ne pouvait s'y faire. En bonne Allemande qu'elle était, elle entendait mal l'ironie du style de la cour, et ne supportait qu'avec peine de voir rire sans savoir pourquoi elle craignait toujours qu'on ne se moquât d'elle et des chagrins que lui donnait son mari. Le duc de Bourbon fut assez léger pour blesser cette excellente princesse, au moment même où le roi, à force de bons traitements et par le tour galant et noble dont il accompagnait ses bontés, essayait de la ramener à un esprit moins particulier, et de l'obliger à tenir une cour de la jeunesse. M. de Ricous s'en plaignit à M. le Prince : « J'aurais une chose à dire à Votre Altesse Sérénissime, c'est que le duc de Bourbon ne se défait pas d'une mauvaise manière de rire sans sujet, et même sans en avoir envie : l'autre jour, à la comédie, il me fit là-dessus une peine sans égale; car je voyais bien dans les yeux de Madame la Dauphine et de presque tout le monde, combien cela leur paraissait extraordinaire. S'il riait de bon cœur, il n'y aurait rien à dire; mais c'est un rire forcé. L'on jouait alors une pièce tragique à la Comédie. « D'où vient, demanda la Bruyère (1), que l'on rit si librement au théâtre, et que l'on a honte d'y pleurer? Est-il moins dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable que d'éclater sur le ridicule? Est-ce l'altération des traits qui nous retient? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur, et l'on détourne son visage pour rire comme pour pleurer en la présence des grands et de tous ceux que l'on respecte. Est-ce une peine que l'on sent à laisser voir que l'on est tendre, et à marquer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux, et dont il semble que l'on soit la dupe? Mais, sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du faible dans un ris excessif comme dans les pleurs. et qui se les défendent également, qu'attend-on d'une scène tragique? qu'elle fasse rire? Et d'ailleurs la vérité n'y règne-t-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique? L'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans l'un et l'autre genre avant que de s'émouvoir? Estelle même si aisée à contenter? Ne lui faut-il pas encore le vraisemblable? Comme donc ce n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie, et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très naïvement exécuté, aussi l'extrême violence que chacun se fait à con(1) Chap. I, n° 50.

traindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir, prouvent clairement que l'effet naturel du grand tragique serait de pleurer tous franchement et de concert à la vue l'un de l'autre, et sans autre embarras que d'essuyer ses larmes, outre qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprouverait encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s'y morfondre. >>

On ne peut pas pleurer quand on a envie de rire. M. le duc de Bourbon ne pouvait résister à son heureux penchant pour la joie et la gaieté. Quand toute la terre s'armerait contre lui, cela ne l'empêcherait pourtant pas de rire il fallait bien qu'il se diverţît. La Bruyère ne voulait point assurément contrarier les inclinations de Son Altesse : loin de là, mais en ménageant le temps, l'occasion, l'air et la manière de dire les choses, il lui insinuait délicatement quelques bons conseils, ne fût-ce qu'en faisant l'aveu de ses ignorances sur les mœurs des femmes. Le moraliste ne comprenait pas comment un mari qui s'abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts et se montre par ses mauvais endroits... (1), peut espérer de défendre le cœur d'une jeune femme contre les entreprises de son galant qui fait tout le contraire... Mais il comprenait fort bien l'influence du roman et du théâtre sur l'esprit des femmes (2). « Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que, quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse. >>

Heureux le siècle où le roman et le théâtre n'avaient pas d'autres inconvénients! On peut douter qu'ils eussent des effets aussi nuigi bles que la Bruyère veut bien le dire.

(1) Chap. III, no 74.

(2) Chap. I, n° 53.

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